Rechercher dans le site :
Actualit�sLettre d'informationContactPlan du siteSummaryMarquer cette page

Les Français des années troubles. De la guerre d'Espagne à la Libération


Pierre Laborie,
Paris, Edition Desclée de Brouwer, 2001, 266 pages

Auteur d'une des études les plus marquantes, les plus subtiles et les plus profondément originales sur l'histoire des Français sous l'Occupation, L'opinion française sous Vichy (1), Pierre Laborie donne à lire, dans un ouvrage paru en février 2001, les principaux articles qu'il a écrit au cours de ces vingt dernières années. Il y recueille ses réflexions sur les systèmes de représentation, l'imaginaire social et le "mental-émotionnel " collectif des Français depuis la guerre d'Espagne. Il montre aussi à travers son livre l'élaboration progressive d'un certain nombre de concepts-clés (le "penser-double", "l'ambivalence"), qui s'affinent au fil de ses recherches et qui lui permettent, en dépassant les oppositions simplistes et les jugements faciles sur les attitudes des Français sous l'Occupation, de saisir toute la complexité de ces comportements.

Au détour d'une page du livre de Pierre Laborie, on peut lire cette sorte de maxime : "L'histoire des attitudes mentales est toujours science du temps et des temporalités"; ou alors rencontrer cette citation de Marcel Proust (dont il semble être un lecteur attentif et inspiré) : "L'oubli est un si puissant instrument d'adaptation à la réalité qu'il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle." Pierre Laborie fait de l'histoire un peu comme Marcel Proust écrit celle de son identité et de sa relation au monde, il la fait "de l'intérieur", en portant le regard du côté des perceptions et des processus de construction et de reconstruction de la réalité par les acteurs sociaux. Comment un événement singulier est-il perçu, reçu et reconstruit ? Comment cet événement structure-t-il les comportements et les mentalités des Français pendant les années sombres ?

L'événement au croisement des temporalités.

Pour répondre à ces questions, Pierre Laborie propose de penser l'événement, la façon dont il est reçu, comme un révélateur - un "événement-traumatisme" dirait Michel Vovelle - des temporalités, des mémoires et des "modes de présence au monde" très diverses de l'opinion. On ne peut saisir les attitudes des Français face aux événements singuliers des années 1940-1944, sans chercher à analyser les modes de réception de ces événements, sans comprendre qu'ils sont lus à travers les prismes mouvants de la mémoire, du présent vécu et de "l'anticipation du futur". Il s'agit du reste moins d'une mémoire que d'une pluralité de mémoires et de perceptions de l'avenir ; les exemples étudiés dans ce livre le montrent bien. Pierre Laborie décrit, à travers sept monographies classées chronologiquement de la guerre d'Espagne à la Libération, les mécanismes de réception par des catégories d'opinion différentes, des événements spécifiques que sont la guerre d'Espagne, la législation antisémite de 1940-1942, les rafles de 1942, la Libération et l'épuration.

Ainsi entre 1936 et 1939 la guerre d'Espagne agit-elle comme le catalyseur des contradictions dont est traversée l'opinion publique française, elle en révèle les imaginaires et les multiples angoisses. L'événement est transformé, il se heurte aux profondeurs enfouies des structures mentales de l'opinion, il croise une mémoire marquée par le pacifisme viscéral issu de la Grande Guerre et la crainte d'un nouveau conflit. Comment concilier antifascisme et pacifisme ? Antifascisme et anticommunisme ? Pour Pierre Laborie, l'événement "guerre d'Espagne" est un miroir aveuglant à travers lequel chaque catégorie de l'opinion publique lit le réel, et le reconstruit. Ces "Espagnes imaginaires" grossissent les contradictions, justifient l'exploitation de l'antibolchevisme, légitiment les idéologies politiques extrêmes et exacerbent la xénophobie.

De même comment comprendre l'inertie, la passivité et l'indifférence de l'opinion française face à la mise en place par le gouvernement de Vichy d'une législation antisémite entre 1940 et 1942 ? Comment expliquer la faiblesse des réactions des résistants, en particulier dans la presse clandestine ? Ici encore, le croisement des temporalités apporte des éléments de réponse. L'attention portée par l'opinion au sort des juifs dépend étroitement des préoccupations quotidiennes auxquelles elle doit faire face (problèmes de ravitaillement, inquiétudes sur les prisonniers de guerre). Quant aux résistants, il convient de ne pas les isoler de leur environnement ; ils appartiennent pleinement à la société et en partagent l'univers mental. Pour eux, comme pour l'opinion publique du moment, les mesures discriminatoires menées contre les juifs ne constituent pas un problème essentiel. Leurs logiques de pensée, leurs objectifs et leurs priorités d'actions sont autres ; par ailleurs le vécu qu'ils ont de la répression ne les aide pas à distinguer la spécificité de la persécution antisémite.

Le port obligatoire de l'étoile jaune en zone occupée (ordonnance du 29 mai 1942) et les grandes rafles de l'été 1942 peuvent être analysés comme des "événements-traumatisme" ; ils entraînent des réactions de réprobation, puis de solidarité d'une partie de l'opinion. Pierre Laborie fait plus que dater et décrire ce tournant, il s'interroge : quelle signification peut-on donner à ces modifications de comportement? Quelle en est la portée ? Quelles en sont les limites ? Au delà des émotions suscitées par la vue ou le récit des rafles, au delà des gestes de compassion, une mise en perspective s'impose : ces réactions de réprobation et de sympathie reflètent une évolution plus globale de l'opinion. Les persécutions antisémites s'ajoutent à d'autres formes de persécution (STO, répression contre les résistants) qui touchent directement les populations. Pour l'opinion ces persécutions anticipent et préfigurent sa propre persécution, elles nourrissent un imaginaire et une représentation du futur dominés par la peur et l'inquiétude.

Avec une étude sur l'attitude de l'opinion protestante des Cévennes et de la Drôme pendant la guerre, Pierre Laborie change d'échelle de temps et d'espace. Bien qu'ils aient partagé les mêmes courants d'opinion que l'ensemble des Français, les protestants se détachent précocement de Vichy et affirment très tôt leur spécificité. La période 1940-1944 renforce une identité protestante originale faite d'indépendance d'esprit et de vigilance critique. Les persécutions antisémites provoquent une sorte de "réflexe protestant" ; l'événement réveille une mémoire sensibilisée (2) (celle des persécutions de l'époque moderne) et entraîne ces protestants dans la désobéissance civile. A certains égards, en apportant aide et protection aux juifs persécutés, les protestants "vivent" leur mémoire. Pour autant, bien que ces gestes de sauvetage relèvent d'actions de résistance, Pierre Laborie montre bien à travers l'analyse de ce "réflexe protestant", que cette opinion spécifique ne revendique alors pas forcément une appartenance à la Résistance, regardée parfois avec méfiance. Ce constat renvoie à nouveau à l'ambivalence des comportements, à leur complexité et à la nécessité de construire des outils suffisamment précis pour en rendre compte.

Le "penser-double" et les "silences de la mémoire".

L'utilisation du concept de "penser-double" permet à Pierre Laborie de dépasser les oppositions classiques (pétainistes / résistants, gaullistes / attentistes) et d'éclairer les "zones grises" des comportements dans un contexte où le mode de présence au monde (la survie, les préoccupations quotidiennes, l'action clandestine) nécessite de multiples formes de dédoublement (zone occupée / zone non occupée, doubles identités, marché noir, etc.) qui finissent par structurer les esprits.

Si ces oppositions classiques ont perduré c'est que la mémoire de l'Occupation a longtemps été silencieuse. Pierre Laborie cherche à comprendre la signification de cet usage particulier de la mémoire que sont les silences, les choses tues et les non-dits. Il est des silences voulus (sur Vichy et sur l'Occupation en général) qui traduisent d'abord une mauvaise conscience et une incapacité à assumer le passé. Il est aussi d'autres silences de la mémoire, nécessaires à l'identité (individuelle ou collective), qui gomment les contradictions douloureuses. Il est des mémoires du silence qui expriment la pudeur des acteurs de l'histoire des années sombres, la crainte de ne pas être compris maintenant, le sentiment de l'éloignement et de l'étrangeté de leur vécu.

La grande leçon du recueil d'articles de Pierre Laborie est de montrer que l'histoire du très contemporain est pleinement de l'histoire, que sur le fond elle se rapproche de l'histoire de périodes plus éloignées, que l'événement ne doit pas être laissé aux jugements des seuls médias ou à l'histoire politique, et que sa compréhension est indissociable d'une connaissance plus large des imaginaires, des structures mentales et des cultures qu'il révèle.


Cécile Vast
Professeur d'histoire-géographie
Site Internet et activités pédagogiques de la Fondation de la Résistance

Notes
1. Publié aux éditions du Seuil en 1990 et réédité en 2001 dans la collection " Points-Histoire " du même éditeur.
2. Une " sensibilité au passé ", selon Philippe Joutard.

© Fondation de la Résistance
Tous droits réservés