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Voler les Juifs. Lyon 1940-1944


Laurent DOUZOU
Paris,, Edition Hachette-Littératures, 2002, 341 pages

 

Le 5 février 1997 était créée la Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France dite "Commission Mattéoli" ; confiée à Jean Mattéoli, alors président du Conseil économique et social, elle a donné lieu à une publication dirigée par Antoine Prost (1). Parallèlement, et dans le prolongement de cette commission nationale, est créée à Lyon en mars 1997 une "Commission municipale d'enquête sur la spoliation des familles juives à Lyon pendant la dernière guerre". Ces deux études, à des échelles différentes, avaient pour objet "d'éclairer un double processus historique, celui de la spoliation et du pillage dont furent l'objet les biens des Juifs de France pendant l'Occupation ; celui de la restitution et de l'indemnisation dont ils furent ou non l'objet" (2). Travail d'historiens elles ont par ailleurs un statut particulier ; "les travaux devaient répondre à diverses demandes venues de la société, des médias ou d'organisations, demandes qui ont elles-mêmes évolué au cours du travail de la Mission" (3).

Ce sont les résultats de l'enquête menée dans la région de Lyon que publie Laurent Douzou (4) à travers une étude qui, tout en analysant le processus d'aryanisation dans le département du Rhône (contexte idéologique, appareil juridique, détection des biens et des personnes, formes et modalités de la spoliation), et celui des restitutions à la Libération, s'interroge longuement, au fil de l'étude, sur la nature des sources utilisées, sur leurs limites aussi, sur ce qu'elles révèlent ou ne disent pas, donnant à travers celles-ci une vision complexe des comportements des acteurs et des victimes de la spoliation.

Aryanisation et restitutions

S'inscrivant dans la politique d'ensemble d'exclusion des Juifs de la société française, l'aryanisation économique a été mise rapidement en oeuvre par le gouvernement de Vichy par étapes successives. Tout un arsenal juridique organise progressivement la spoliation des Juifs de France et leur marginalisation économique ; aggravant les lois du 3 octobre 1940 (stigmatisation et exclusion) et du 2 juin 1941 (recensement), deux autres lois entérinent une véritable entreprise de déshumanisation. Dans un premier temps est crée le 29 mars 1941 le Commissariat général aux questions juives (CGQJ (5)), maître d'oeuvre de l'idéologie de persécutions, puis le 22 juillet 1941, dans le cadre d'une loi "relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux Juifs", est créé par le CGQJ le statut des administrateurs provisoires (AP), chargés de gérer les biens spoliés.


À Lyon, le CRQJ est installé en juin-juillet 1941. Dirigé par M. de la Chassaigne, le CRQJ de Lyon cherche dans un premier temps à détecter l'ensemble des biens juifs visés par la spoliation. Du recensement à la délation, en passant par la traque policière menée par la Police aux questions juives (PQJ), des méthodes multiples sont utilisées par le CRQJ pour prospecter et évaluer la valeur des biens juifs avant leur mise sous administration provisoire. De fait parmi les entreprises aryanisées, les grandes et les moyennes (SA et SARL) l'ont été davantage (70%) que les petites entreprises (environ 50%).


Une fois détectés, les biens juifs sont gérés par des administrateurs provisoires. Ces derniers, nommés par le CRQJ, prennent en charge la gestion des affaires afin de procéder à leur aryanisation, soit par la liquidation, soit par la vente. Ainsi, à la Libération, sur l'ensemble des biens détectés dans la région de Lyon, 46% ont été aryanisés. Cependant, écrit Laurent Douzou, "si la moitié des biens placés dans le collimateur du CGQJ ont été aryanisés, la spoliation a concerné tous ces biens dans leur intégralité. À partir du moment où le CGQJ s'intéressait à une bien, quel qu'il fût, le processus de spoliation était en route" (p. 247).
À la Libération, un professeur d'université, Émile Terroine, résistant, est nommé administrateur-séquestre du CRQJ par le préfet du Rhône le 6 septembre 1944. Il prend alors une série de mesures pour restituer à leurs propriétaires les biens spoliés, et place devant leurs responsabilités les administrateurs provisoires et les acteurs de la spoliation.

Dans son livre Laurent Douzou, s'il dresse un bilan complet de l'aryanisation économique dans la région de Lyon, explique les limites d'une étude qui porte uniquement sur des fonds d'archives bien spécifiques.

Sources

Il s'agit en effet d'une enquête commandée ; les fonds d'archives dépouillés sont ceux du Commissariat général aux questions juives (fonds AJ 38 des Archives nationales), composés des textes juridiques et idéologiques du CGQJ, des dossiers individuels des administrateurs provisoires ainsi que des dossiers d'aryanisation (informations sur les biens spoliés et sur leur gestion, informations sur les personnes victimes de la spoliation). Ces textes et dossiers, rédigés et établis par les fonctionnaires du CGQJ, ont fait l'objet dans cette étude d'un traitement statistique, sous la forme d'une base de données, afin de rendre compte de l'ensemble des informations sur les biens et les personnes présentes dans ces documents. Ces données chiffrées ne disent cependant rien de l'idéologie antisémite et surtout du drame vécu par les victimes. C'est là une des limites de l'étude sur lesquelles reviennent régulièrement les auteurs de l'ouvrage. En effet c'est entre les lignes froides du langage administratif de ces archives (dossiers, textes juridiques, rapports) qu'il faut lire et saisir les drames sous-jacents et les situations tragiques des "administrés". "La manière même dont les textes du CGQJ parlent des Juifs suffit à le montrer, constate Laurent Douzou. Pour évoquer les gens concernés par la spoliation, on évite systématiquement l'usage du "Monsieur" ou du "Madame", leur préférant "le Juif Untel" ou la "Juive Unetelle", ce qui relève d'une intention de déshumanisation caractérisée" (p. 21). La voix des victimes est absente des archives du CGQJ et les auteurs de l'étude propose de nombreuses pistes pour y remédier ; le recours aux sources orales, le dépouillement des fonds du CDJC, etc.

Comportements

Enfin, les archives étudiées donnent un aperçu des comportements et des motivations des administrateurs provisoires (AP), ainsi que de leur statut social ; elles laissent entrevoir également les réactions des victimes des spoliations. La disproportion est très forte entre l'image qu'elles permettent de dessiner des AP et celle des victimes, humainement absentes, réduites à leurs biens. Les nombreux extraits cités dans l'ouvrage révèlent les mentalités d'une époque et reflètent la grande diversité des comportements des années noires ; ceux des acteurs de la spoliation, autant que les stratégies de survie des victimes, et les attitudes de l'opinion (voisinage). Les dossiers des 202 administrateurs provisoires recensés dans le Rhône révèlent la diversité des motivations et des situations professionnelles. Les dossiers de candidature notamment permettent de dresser une sociologie des postulants : les seules motivations antisémites sont présentes, mais rares. Les motivations financières priment le plus souvent ; les candidats, dont le parcours professionnel est mouvementé, cherchent à gagner leur vie, et les cas de conscience sont également peu fréquents. Cependant, écrivent les auteurs de ce livre, "la difficulté d'apprécier la dimension idéologique d'une candidature à un poste d'administrateur provisoire tient à une autre donnée : si, au moment où ils formulent une demande de poste, les futurs administrateurs donnent peu de détails sur leurs motivations, à la Libération ils sont beaucoup plus prolixes et tendent même volontiers à se poser en victimes" (p. 112).

Confrontés aux dossiers de la Libération, les archives du CGQJ montrent le caractère hétérogène du recrutement des AP et de leur attitude dans l'administration des biens spoliés. Si la plupart ont agi dans l'indifférence des situations dramatiques provoquées, quelques-uns ont pris le risque de protéger les familles dont ils administraient les biens. Ces derniers restent toutefois très minoritaires.

Les administrateurs provisoires sont très présents dans les archives du CGQJ ; tout le cynisme de ces archives est de n'évoquer l'existence des victimes, des "administrés", qu'à travers leurs biens et la valeur marchande ou financière de ceux-ci. Pour connaître les victimes, leur situation personnelle, et leurs réactions face à l'aryanisation, il faut lire à travers les traces administratives laissées par les rapports d'enquêtes de la PQJ, les quelques lettres de propriétaires adressées au CRQJ ou encore les rapports rédigés par les administrateurs. On entrevoit dans ces documents émanant des acteurs de la spoliation, les multiples stratégies de défense et de survie développées par les victimes pour protéger leurs biens et les soustraire à la spoliation. "Ces recours, expliquent les auteurs de l'étude, dessinent une large gamme d'attitudes qui va du contournement des textes en vigueur à leur stricte application en faisant jouer toutes leurs dispositions, tout en n'excluant pas des solutions qui portent la marque du désespoir le plus noir" (p. 161). Les moyens de défense peuvent être la mise en vente des biens avant leur mise sous administration provisoire, le changement de statut juridique, la vente, la séparation des biens ou la donation à un membre non-juif de la famille, parfois des attitudes plus désespérées (faire péricliter le commerce, détourner les sommes d'argent, fermer l'affaire). Enfin, face au durcissement de l'aryanisation à partir de mai 1942, des actions en justice permettent de freiner la procédure et de conserver les biens.

À la Libération, l'attitude exemplaire de l'administrateur-séquestre du CRQJ de Lyon, Émile Terroine, son obstination à engager une restitution rapide des biens spoliés, le portent à surmonter les difficultés administratives pour faciliter la réinsertion des victimes, dont certaines, déportées, ont tout perdu. Au cours de sa mission, il développe une réflexion forte sur la nature de la spoliation qui sert de fondement, au moment où elle s'achève (en novembre 1944), à la création le 30 janvier 1945 du "Service des restitutions des biens des lois et mesures de spoliation". "La restitution des biens spoliés aux israélites, écrit-il au moment de son départ, est une oeuvre à la fois de justice et d'humanité, dont la signification morale et politique dépasse beaucoup les valeurs matérielles en cause." À Lyon, la mission d'Émile Terroine a permis la restitution en 1945 de 63 % des biens aryanisés.

Cécile Vast

Nota Bene : Nous signalons trois autres travaux sur le même sujet.

DOULUT (Alexandre), La spoliation des biens juifs en Lot-et-Garonne (1941-1944), mémoire de maîtrise, Université de Paris VII -Jussieu, 2003, sous la direction d'Annie Lacroix-Riz
DUCASTELLE (Julien), L'aryanisation économique : expropriation et spoliation dans l'agglomération rouennaise (1940-1944), Mémoire en Histoire Sociale dirigé par Michel Pigenet, 1995, Université de Rouen
DEYFUS (Jean-Marc), Pillages sur ordonnance : aryanisation et restitution des banques en France : 1940-1953, Paris, Fayard, 2003, 475 pages.

Notes

(1) France. Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Aryanisation économique et restitutions, rapport réd. par Antoine Prost, Rémi Skoutelski et Sonia Étienne, Paris, La Documentation française, 2000, 286 pages.
(2) Ibidem, p. 14
(3) ibidem, p. 15
(4) Avec la collaboration de Bénédicte Gavand et de Anne-Claire Janier-Malnoury.
(5) "Créé par la loi française du 29 mars 1941, ses prérogatives s'étendent aux deux zones. Véritable ministère de la politique antisémite, il est le lieu central de l'imbrication des politiques de spoliation nazie et vichyste. Le premier commissaire est Xavier Vallat, remplacé le 6 mai 1942 par Louis Darquier de Pellepoix.", ibidem, p. 186

 

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