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La Résistance sans héroïsme.Texte présenté par Guillaume Piketty


Charles d' Aragon
Edition du Tricorne, 2001

Voici la réédition extrêmement bien venue d'un des témoignages les plus justes et les mieux écrits qui soit jamais parus sur la Résistance. Au demeurant, c'est plus qu'une réédition, car Guillaume Piketty l'a enrichi d'une introduction qui est une véritable étude critique de soixante-dix pages sur l'auteur et son livre.

D'une famille de haute noblesse (qui possédait un château à Salies, près d'Albi), Charles d'Aragon a 29 ans en 1940. Avant-guerre il a fait Sciences Po et est devenu publiciste, tout en militant dans les " Nouvelles Equipes Françaises " catholiques de Georges Bidault et Maurice Schumann. Dans la continuité de cet engagement, c'est au sein du mouvement Liberté des démocrates-chrétiens Teitgen et de Menthon qu'il entre en Résistance au printemps 1941. Quand Combat est créé, le marquis d'Aragon en devient le responsable départemental pour le Tarn. Traqué, il séjourne en Suisse au 2e semestre 1943, puis revient en France où il côtoie un temps à Paris le cœur du " contre-Etat clandestin " : il est, l'adjoint de Teitgen, nommé secrétaire général provisoire à l'Information. Il repart dans le Tarn pour diriger les maquis d'un secteur du département, puis être nommé vice-président du Comité Départemental de la Libération. Après-guerre, il deviendra député, évoluant du MRP au gaullisme de gauche, dans un trajet marqué d'une grande lucidité sur la décolonisation et faisant de lui, selon une formule heureuse de son présentateur, un " non-conformiste des années 50 ".

Non-conformiste, il le reste dans les années 70, lorsqu'il s'attelle à ses souvenirs de Résistance. Il arrivera à ce mélange à peu près unique de lucides analyses, ramassées à coup de formules saisissantes (p 78 : " Etre opposant alors, c'était se vouer à l'isolement. C'était rompre avec le plus grand nombre. " ; p 103, d'un prêtre résistant : " Il était de ceux que la guerre a révélés à eux-mêmes ") et d'un ton distancié, voire ironique, qui n'épargne personne à commencer par l'auteur. Ce qui nous vaut en particulier, une galerie de portraits drôles et justes des grands résistants qu'il fut amené à côtoyer. Sur Emmanuel d'Astier, par exemple : " ce futur amoureux des causes prolétariennes évoquait irrésistiblement les comparaisons héraldiques " ; ou bien Georges Bidault : " en 1942, personne plus que Bidault ne vivait intensément le présent et le futur ", etc…Bien entendu, l'humour complice vire à l'ironie cinglante lorsqu'il s'agit de juger les nouveaux maîtres de l'heure : " vêtus de probité candide, les plus fervents zélateurs de la Révolution nationale s'approchaient avec respect des saintes marmites où fermentaient à l'usage de la nation pénitente des philtres réparateurs ". Appréciation moqueuse, mais qui vient en annexe d'une phrase terrible : " Il y eut alors d'honorables délateurs ".

Dans son introduction, Guillaume Piketty livre les clés permettant de comprendre cette réussite. Elle fut d'abord le fruit d'un long travail d'écriture (7 ans). Ensuite, celui du contexte des années 70, cette période où le balancier s'inverse, passant de la mémoire héroïsée de la Résistance au soupçon d'une collaboration généralisée des Français. Nul doute que Charles d'Aragon n'ait jugé primordial de combattre alors ces deux extrêmes par une recherche constante d'un ton juste.

Certes, comme tout témoin, d'Aragon n'échappe pas à une vision subjective de la Résistance. Mais Guillaume Piketty montre à quel point nombre de ses analyses ont été confirmées depuis par l'historiographie, par exemple sur l'atmosphère de 1940, faite d'abandon au Maréchal par hébétude bien plus que par adhésion idéologique, ou sur le caractère ambivalent - à la fois clandestin et " à ciel ouvert " des débuts de la Résistance en zone sud. Par ailleurs, ayant eu accès au journal tenu pendant la guerre par Charles d'Aragon, Piketty nous aide à rendre encore mieux justice à ce pionnier. On y perçoit ce terrible isolement, au début, de ceux qui voulaient faire quelque chose. Le châtelain de Salies l'a vécu en s'absorbant dans une autodiscipline faite de travail, les lectures, de foi ..et d'écoute de la BBC. S'il a tenu, c'est sans doute aussi parce que les motivations qu'il confie à sa plume sont comme un concentré de celles qu'on retrouve isolées chez d'autres : un patriotisme lié au sens de l'honneur (qui lui fait refuser l'armistice comme la collaboration), un républicanisme assez fort pour impliquer une répulsion immédiate à l'égard de Pétain comme de la Révolution Nationale (ce qui est très rare en 1940 en zone sud), la perception claire du caractère anti-chrétien du nazisme.

Au total, à celui qui veut toucher du doigt la formidable richesse du phénomène résistant, on ne saurait trop recommander la lecture des mémoires de Charles d'Aragon. A enchaîner, par exemple, avec Ami si tu tombes de l'ancien instituteur FTP Roger Pannequin, si différent dans le style, dans les faits racontés, par l'univers social et politique décrit, mais participant d'un même regard sans complaisance.

Bruno Leroux
Directeur historique de la Fondation de la Résistance

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