Rechercher dans le site :
Actualit�sLettre d'informationContactPlan du siteSummaryMarquer cette page

Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75% des Juifs en France ont échappé à la mort


Jacques Semelin
Paris, Edition Les Arènes-Le Seuil, 2013, 901 pages

 

Dans une historiographie du sauvetage des Juifs déjà foisonnante, la nouveauté de cette somme rappelle un peu celle du Shoah de Claude Lanzmann : certaines réalités ne se donnent à voir qu'en s'attelant à la description minutieuse du « comment » : comment les choses se sont passées, au plus près de l'expérience des acteurs. Ce défi, Jacques Semelin le relève pour les quelque 240 000 juifs ayant échappé à la déportation en France en utilisant un corpus de témoignages déjà publiés ou recueillis pour l'occasion et susceptibles de fournir un maximum de détails sur l'évolution de leur condition de 1940 à 1944. La logique de l'échantillon respecte les proportions connues au sein de cette population, notamment deux critères fondamentaux : la disproportion entre juifs français et étrangers non déportés (2/3 et 1/3), et celle entre enfants juifs pris en charge par des organisations clandestines et autres enfants non déportés qui justifie à elle seule l'enquête : comment près de 4/5èmes des enfants juifs ont-ils échappé à la mort sans l'aide de filières constituées ?

La première moitié du livre relate l'effet concret de chaque nouvelle mesure antisémite de l'occupant et de Vichy sur la vie de ces juifs de France, à commencer par leurs déplacements forcés ou volontaires, qui aboutissent en 1943-1944 à un phénomène massif : la dispersion d'une grande majorité de ces urbains dans la France rurale, surtout après le début des déportations. Cela dit, la vie continue pour  près de dizaines de milliers d'entre eux en plein « Paris allemand ». Dans la capitale, les légaux (familles d'employés de l'UGIF, malades ou contraints par une charge de famille) côtoient des semi-légaux (ne portant l'étoile jaune que le jour), des clandestins avec papiers aryens, des clandestins totaux (FTP-MOI). Décrire la diversité de leurs situations, c'est déjà comprendre les contraintes qui pèsent sur eux mais aussi leur faculté d'adaptation et leur volonté de continuer à vivre normalement (y compris  pour certains en fréquentant les synagogues, malgré les rafles) à la fois pour « tenir bon » et pour donner le change aux autres.

Scruter le mode de vie des juifs après les spoliations et exclusions professionnelles permet aussi de rendre compte de la pente insensible qui  entraîne ces exclus vers des formes d'illégalité contrainte (travail au noir, emploi légal sous un faux nom, etc), mais aussi d'un phénomène méconnu : l'héritage républicain auquel Vichy n'a osé toucher (l'accueil scolaire des enfants étrangers) voire a renforcé en contexte de pénurie (les secours aux défavorisés), ce qui contrebalance d'ailleurs fortement la vision d'une IIIe république pré-vichyste naguère formulée par Gérard Noiriel[1].

La deuxième partie du livre détaille de façon aussi minutieuse la diversité des comportements des « autres » à l'égard de ces juifs, pour cerner ce qui leur a permis d'échapper à la mort. On trouvera chez d'autres auteurs (Patrick Cabanel, Histoire des Justes, Armand Colin, 2012) une synthèse plus accessible de la bibliographie existante sur le sauvetage, et qui aboutit en creux aux mêmes conclusions que Jacques Semelin. La force du récit de celui-ci est littéralement de donner à voir un phénomène qui échappe à toute quantification et généralisation. Un de ses témoins estime à 39 le nombre des personnes qui lui ont permis de rester vivante jusqu'à la Libération. Tout le projet de l'auteur consiste en quelque sorte à typologiser ces « 39 », repérant les fonctions récurrentes (l'ange gardien, l'hôtesse, la faussaire, le passeur), mais aussi la diversité de ceux qui les incarnent, et le foisonnement d'autres acteurs incarnant de façon encore plus discrète ou éphémère « la solidarité des petits gestes ».  Une telle approche permet d'échapper à l'héroïsation (induite par la connotation même de « Juste »), mais aussi de redresser les perspectives :  dans les relations entre juifs et France rurale, souvent décisives en 1943-1944 pour le sauvetage,  les difficultés principales relèvent des rapports de méfiance, de prudence et  d'intérêt adoptés par les paysans à l'égard de tout étranger à leurs communautés, et non d'un antisémitisme populaire largement introuvable.  L'intégration de longue date des juifs français dans leur société  leur permet de jouer de relations préexistantes (la famille élargie et ses relations amicales), mais d'autres héritages jouent, par exemple pour les enfants la très ancienne tradition d'accueil à la campagne des enfants de l'Assistance publique : c'est dans les mêmes départements que le comité Amelot place les enfants juifs de Paris. D'où des relations du même type avec le milieu d'accueil, loin d'être idylliques (on peut moquer les « enfants de l'AP » à l'école) ni dénuées d'intérêt (les familles d'accueil sont pauvres).

Mais au total ce qui apparaît dans tous ces lieux et milieux  où les juifs non déportés sont arrivés à se « fondre » dans le paysage, c'est une palette de comportements des « autres » infiniment diverse mais marquée par une culture de l'illégalité. Entre celui qui, secrétaire de mairie , fabrique des faux papiers pour les soi-disant « réfugiés » et tous ceux qui, au jour le jour, côtoient ceux-ci ou des enfants venus d'ailleurs sans leur poser de question et en faisant « comme si » leur présence était normale, il y a certes une différence radicale d'engagement individuel, mais une même conscience d'incarner un phénomène collectif d'opposition aux pouvoirs officiels, ce que Jacques Semelin nomme « la réactivité sociale » : « Face à la persécution antisémite, nous soutenons donc que la France a connu entre 1942 et 1944 un important mouvement de réactivité sociale, au sens où nombre d'individus, sans nécessairement se connaître entre eux, ont porté assistance à d'autres que, le plus souvent, ils ne connaissaient pas davantage, mais dont ils percevaient la situation de détresse - du moins de grande vulnérabilité. C'est ce phénomène qui est en soi remarquable et constitue la marque de cette période historique. »

Jacques Semelin ne cache pas à quel point cette question du comportement de la population française à l'égard des Juifs mais aussi de l'Occupation en général divise depuis longtemps la communauté historienne. On trouvera, notamment dans sa conclusion, des mises au point très franches sur ce qui l'oppose à Philippe Burrin (trop centré sur la France de 1940-42), à certains travaux classiques sur la condition des Juifs durant cette période (Marrus et Paxton : sur l'antisémitisme populaire en zone sud, Saul Friedländer et Renée Poznanski : sur le sauvetage par des  non-juifs), et complémentairement son accord avec des interprétations opposées : celle d'Asher Cohen (sur l'opinion en zone sud) et Pierre Laborie (sur l'opinion et les comportements des Français en général). 

La conclusion passe du « comment » au « pourquoi » : qu'est-ce qui explique ce taux de survie de 75% des juifs en France, unique en Europe ?  Elle permet à l'auteur de résumer « les facteurs de la réactivité sociale » de la population (sensibilité au sort des enfants, christianisme, héritage républicain, patriotisme : on protège les Juifs par germanophobie) et de la pondérer par « les facteurs structurels de la survie » : maintien d'une zone non occupée,  présence d'une politique d'aide sociale, existence même du régime de Vichy (qui freina à partir de 1943 sa propre participation aux déportations pour tenir compte des réactions de l'opinion et de l'évolution de la guerre).

Bruno Leroux

 

[1] Les origines républicaines de Vichy, 1999.