Rechercher dans le site :
Actualit�sLettre d'informationContactPlan du siteSummaryMarquer cette page

Penser la défaite


Patrick Cabanel et Pierre Laborie
Toulouse, Edition Privat, 2002, 318 pages

Un peu dans le prolongement du séminaire que Pierre Laborie anime avec Arlette Farge à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, les actes du colloque "Penser la défaite " qu'il a organisé avec Patrick Cabanel les 20 et 21 mai 1999 à l'Université de Toulouse-le-Mirail, et qui viennent de paraître aux éditions Privat, proposent une approche originale de la notion de " défaite ", mêlant à l'interdisciplinarité le décloisonnement des périodes historiques. De fait il s'agit ici de chercher à définir la défaite non pas seulement comme un phénomène politique ou militaire, à travers ses causes et ses effets, mais de l'observer comme un événement dont les perceptions, le sens et les usages, selon les époques, selon les espaces et les territoires (Europe, Amériques, Afrique), se rapprochent parfois et se singularisent aussi.

Ainsi, si la défaite peut être interprétée comme une manifestation divine, religieuse, ou reconstruite par la mythologie, phénomène que l'on retrouve aussi bien dans l'Antiquité grecque qu'au temps de la guerre de Vendée, elle est également un moment vécu qui, en révélant les ruptures et les continuités, provoque une multitude de réactions et de comportements.

Sur l'ensemble des monographies proposées dans cet ouvrage, nous avons juste retenu celles consacrées à la défaite de 1940, elles sont au nombre de trois (1).

Fondant sa recherche sur les rapports de contrôle postal, les rapports de censure ainsi que divers documents administratifs des archives de l'Outre Mer, complétés d'entretiens recueillis auprès d'anciens combattants de l'Afrique occidentale française, Sophie Dulucq s'interroge sur la perception africaine de la défaite française de 1940. Certes les informations parvenant de métropole circulent lentement et la nouvelle de la défaite militaire ne parvient aux populations colonisées que tardivement. Mais les liens qu'entretient la France avec ses colonies - par le retour des soldats africains qui ont combattu en métropole, et par conséquent qui ont vécu la défaite, par la présence d'élites locales influentes auprès des populations, ou par la présence des Européens, en particulier sur les côtes - ont entraîné une échelle de réactions plus ou moins marquées et très éloignées de l'indifférence.

Au-delà de sa réception et de son vécu, au-delà du traumatisme qu'elle provoque, la défaite de 1940, pensée, analysée, suscite des attitudes variées, que l'on peut difficilement comprendre si l'on ne s'attarde pas plus longuement sur le sens que les acteurs du moment lui donnent.

A cet égard la comparaison des choix très différents qu'ont adoptés, au lendemain de la défaite, Emmanuel Mounier et Marc Bloch, est des plus éclairantes. Pierre Laborie pour Emmanuel Mounier (qui a décidé de faire reparaître la revue Esprit) et Vincent Duclert pour Marc Bloch (qui choisit plutôt de " penser " la défaite en rédigeant L'étrange défaite), montrent bien comment deux lectures différentes de la défaite de mai 1940 ont mené à des engagements divergents. Ainsi, pour Emmanuel Mounier et l'équipe de la revue Esprit, la défaite est avant tout perçue comme une rupture fondamentale avec le passé, elle est lue à travers une représentation du temps dominée par l'idée que le passé n'est plus et qu'une nouvelle ère commence. Quant à Marc Bloch, il est l'héritier de la génération de l'Affaire Dreyfus, il est un intellectuel qui ne sépare pas la réflexion critique - et la liberté, l'indépendance intellectuelle qu'elle suppose - de l'engagement dans la cité. Dans un premier temps, au cours de l'été 1940, en l'analysant en historien, Marc Bloch assume pleinement la défaite de son pays, il en recherche les causes pour la surmonter, puis la refuser ; et c'est en partie ce refus qui le porte à s'engager dans la Résistance, au sein du mouvement " Franc-Tireur ".

Ces deux lectures de la défaite de 1940, pensée soit à travers le prisme d'un certain futur, soit par l'analyse du passé récent, sont, nous semble-t-il, deux manières singulières de " consentir " à la défaite. Elles obligent en tout cas à revisiter la notion de " consentement ", utilisée jusqu'à présent pour comprendre les comportements de la Première Guerre mondiale ; c'est ce que nous invite à faire Pierre Laborie. Il existe certainement de multiples raisons et façons de " consentir " à quelque chose. Consentir à la défaite de 1940 n'induit pas des réactions uniformes ; ce n'est pas seulement s'y résigner, c'est peut-être aussi constater sa réalité, en accepter l'existence pour mieux la refuser et la combattre.

Cécile Vast

Notes :
1. Il s'agit des contributions de Pierre Laborie : " La défaite : usages du sens et masques du déni " (p. 9), de Vincent Duclert : " Penser pour résister. L'Etrange Défaite de Marc Bloch " (p. 169), et de Sophie Dulucq : " Les défaites françaises vues d'Afrique occidentale " (p. 191).

© Fondation de la Résistance
Tous droits réservés