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Les résistances , miroirs des régimes d'oppression (Allemagne, Italie, France)
Organisé par le musée de la résistance et de la déportation de Besançon , l'Université de Franche-Comté et l'université de Paris X
Du 24/09/2003 au 26/09/2003 à Besançon

24, 25 et 26 septembre 2003

Actes parus sous le titre: François Marcot et Didier Musiedlak (directeurs), Les Résistances, miroirs des régimes d'oppression. Allemagne, Italie, France, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006.

Parmi les colloques consacrés à la "Résistance et les Français" organisés dans les années 1990 par les correspondants de l'IHTP, puis parmi ceux qui en ont prolongé les problématiques et les questionnements (1), l'idée de comparer la Résistance française aux autres formes de résistances dans l'Europe occupée, ou du moins de l'insérer dans le contexte européen, a toujours été présente. Deux colloques ont même placé cette question au centre de leurs études (2), avec la Résistance française comme point d'observation privilégié.

À Besançon, les 24, 25 et 26 septembre 2003, le regard porté sur les "résistances" dans trois pays européens (la France, l'Italie et l'Allemagne) a changé de perspective, et la connaissance du phénomène s'en trouve, nous semble-t-il, profondément modifié. Le colloque, "Les résistances, miroirs des régimes d'oppression (Allemagne, Italie, France)", organisé par le Musée de la résistance et de la déportation de Besançon, l'Université de Franche-Comté et l'Université de Paris X, avec le concours du Ministère de la Défense (Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives) (3), et dont les responsables scientifiques ont été François Marcot et Didier Musiedlak, a réuni une trentaine d'historiens, allemands, italiens et français (4). C'est une première en Europe.

Si ce colloque bénéficie des acquis historiographiques des travaux précédemment cités, il s'inscrit également dans le prolongement du renouvellement méthodologique engagé par la comparaison des régimes totalitaires, notamment à travers les analyses de Philippe Burin et de Nicolas Werth sur le nazisme et sur le stalinisme (5), Dans l'introduction à ces journées, François Marcot a expliqué le choix de cette démarche comparatiste ; il ne s'agit pas seulement d'établir un parallélisme entre les résistances dans les trois pays, et de lister ressemblances et différences, mais, pour les comprendre autrement, de les insérer dans leur contexte politique, social et culturel. La perspective comparatiste permet, tout en relativisant les concepts et les réalités, de mettre en valeur des singularités bien marquées.


Il a d'abord fallu préciser, pour chacun des trois pays, le poids plus ou moins marqué d'un certain nombre de paramètres. La durée des régimes et les temporalités qu'elles créent, la place des événements (en particulier l'entrée en guerre, l'occupation, les libérations), la diversité des espaces (qu'ils soient uniformes comme en Allemagne, divisés comme en France, ou hétéroclites comme en Italie), et les divers degrés de contrôle, d'assujettissement et de répression des régimes. Puis l'ensemble des communications a porté sur l'articulation entre les formes d'oppression des régimes étudiés et les formes de résistances, ainsi que les divers comportements de "réactivité" sociale à l'intérieur de ceux-ci. La notion de "miroir" étant dès lors proposée comme hypothèse, à la fois dans sa dimension de représentation réciproque entre "résistances" et "régimes d'oppression" (image inversée de soi, de l'autre et aussi anticipation), que comme produit. Les formes de résistances, leur force ou leur faiblesse, leur légitimité aussi, sont-elles à l'image du régime dans lequel elles se forment ? Quels autres facteurs entrent en jeu ?

Au cours de ces trois journées qui ont eu leur propre dynamique, où l'impression d'une créativité et d'une inventivité a été très vive, en particulier au moment des débats, il nous semble que deux thèmes, se répondant l'un l'autre, se sont affirmés. Parmi les communications, nous avons choisi quelques exemples les illustrant.


• D'abord une étude comparée de la nature des régimes et des formes de répression, insérées dans leur contexte spécifique, a permis d'éclairer en retour, dans les coins, les marges de liberté et les possibilités données aux sociétés. Quels ont été ces possibles ? Comment ont-ils été utilisés ?

• Comme en écho, s'est peu à peu dégagée une réflexion méthodologique sur la notion de "résistance" : comment définir les résistances dans le champs d'autres comportements ? Comment construisent-elles leur légitimité ?

I - Formes d'oppression et marges de liberté

Dans un premier temps, le colloque de Besançon a permis de préciser la réalité des régimes totalitaire ou autoritaire que sont l'Italie fasciste, l'Allemagne nazie ou le régime de Vichy. Il a montré que les formes d'oppression, et leur ampleur, leur violence, outre qu'elles sont le produit de la nature des régimes politiques, sont également tributaires de la chronologie, de l'introduction de la guerre et de l'occupation, ainsi que du degré d'adhésion des populations. Pour les trois pays ces paramètres ne "jouent" pas de façon identique.

1. Les régimes d'oppression

Nature des régimes et coercition sociale

Revenant sur la formule de Hans Mommsen selon laquelle la résistance en Allemagne a été une "résistance sans ennemi et contre soi-même", Johannes Tuchel (6)s'interroge sur les raisons de cette absence de légitimité populaire. Selon lui la répression n'explique pas tout de cette singularité, et la faiblesse des formes de résistance et d'opposition traduit en fait l'intégration par la population allemande du nazisme. Analysant la réalité de la répression au sein de la société — en dehors des opposants politiques internés dans les camps —, le poids de la surveillance de la population et du phénomène des dénonciations, l'effet produit par la militarisation, l'entrée en guerre et son évolution, il conclut à une très forte adhésion de la population au régime nazi et à une véritable légitimation par celle-ci de la dictature, constante de 1933 à 1945. Ainsi l'importance des dénonciations, souvent exercées par les enfants ou par les voisins, et dont sont victimes aussi bien les Juifs que les éventuels opposants, constitue un indice de cette adhésion des Allemands au régime. Pour Johannes Tuchel, la terreur nazie n'aurait pu s'exercer sans le soutien de la population. De même le cours de la guerre, ses destructions, les défaites comme celle de Stalingrad, ne provoquent aucune manifestation de protestation, seulement de la résignation.

Portant le regard sur les ouvriers allemands, Mickaël Schneider (7) confirme cette résignation tout en apportant une vision nuancée de leur attitude face au régime nazi et face à la guerre. Fortement mobilisés par le III° Reich et par l'effort de guerre, en ont-ils été pour autant un soutien ? Il est certain que les nazis ont cherché à séduire la classe ouvrière, par l'exaltation du sentiment national et des valeurs auxquelles sont sensibles les ouvriers (le sentiment du devoir, l'ordre, la discipline). De même Hitler était considéré dans ce milieu comme une figure emblématique. Cependant, face à la situation économique les travailleurs allemands ont développé des stratégies de survie, et se sont repliés sur la sphère privée, adoptant une attitude "attentiste", se protégeant des pressions exercées. Nous le verrons, c'est aux frontières de cette adhésion au régime qu'ont pu se développer d'autres comportements.

Pour l'Italie fasciste, Paul Corner (8) a analysé l'état du conditionnement dans lequel se trouve la société, à la fois avant le mois de septembre 1943 et pendant l'occupation allemande. La longue durée du régime fasciste (deux décennies), ses pratiques et sa rigidité, ont conduit à une véritable dépolitisation de la population et à son éloignement de l'engagement politique. Paul Corner parle même de "dépression" pour qualifier son attitude générale. Il faut attendre non pas l'entrée en guerre, mais la présence allemande à partir de septembre 1943, pour que s'accélère un processus de re-apprentissage de la politique, à travers des actes de résistance précisément, actes en partie liés à des stratégies de survie et des nécessités de choix.

Image et anticipation des rétances et des oppositions, répressions

Les régimes étudiés construisent également certaines représentations des oppositions ; de même pour les forces de répression (polices), dont le niveau de coopération avec le régime donne une idée de la force de ce dernier. Pour Denis Peschanski (9) comprendre l'image que les policiers français (ici, à Paris) se font de leur propre fonction autant que de celle qu'ils ont des résistants, est nécessaire pour mesurer leur participation à la répression. D'abord, représentant l'autorité de l'État français, les policiers jugent que leur rôle doit être maintenu également en zone occupée. Par ailleurs, face aux actions de résistants contre l'un des leurs, un effet de groupe, une réactivité de corps jouent aussi. Enfin, et pour ce qui concerne plus particulièrement les résistants communistes, le poids de l'idéologie influe sur l'image que les policiers en ont. De fait, les communistes sont perçus par les policiers parisiens comme des étrangers, l'anticommunisme et la xénophobie étant très marqués à la Préfecture de Police de Paris.

De son côté, Lutz Klinkhammer (10) a développé le cas singulier de la République de Salo, en montrant la nature et l'ampleur de la répression des forces allemandes dans cette partie de l'Italie du Nord occupée après 1943. Un système de collaboration s'est mis en place, alliant administration militaire et collaboration civile, ainsi qu'un important appareil répressif dirigé contre les résistants, mais aussi contre les populations civiles formant leur environnement social. Au cours de cette période (1943-1945), 45000 Italiens ont été déportés, et les populations ont été victimes de massacres (tels celui des Fosses Ardéatines d'avril 1944). Comme en France, occupée par les Allemands, engagée dans la collaboration et participant pleinement à la répression, la République de Salo perd toute légitimité. Pour la population italienne il ne s'agit plus de dépolitisation comme du temps du régime fasciste ; la répression encourage la résistance. Pour le reste de l'Italie, Gianni Perona (11) a confirmé que l'année 1943 est cruciale pour saisir la perte de légitimité du fascisme.

Légitimité / légalité du régime d'oppression

De fait la question de la légitimité des régimes d'oppression — et en regard celle des résistances, sur laquelle nous reviendrons — a été très régulièrement abordée au cours de ce colloque.
Centrant son étude sur le rapport entre légalité et légitimité au sein des trois régimes d'oppression, Didier Musiedlak (12) a décrit les processus d'affirmation de ces régimes, à la fois par la maîtrise du corps social, et plus particulièrement des élites, et par l'assujettissement des masses. Pour lui, le lien entre la maîtrise du corps social et la question de la légalité du régime est très étroit. Pour les trois pays, la dictature s'installe dans un cadre légal ; peu à peu, les régimes ont recours à une "légalité falsifiée" (modification de la Constitution par Mussolini soutenu tout le long par le Parlement pour l'Italie, les assemblées parlementaires accordant les pleins pouvoirs à Pétain en France) et les élites y collaborent. De même ce processus s'appuie sur l'intégration par les nouvelles élites des anciennes, et sur leur participation : ainsi de la reconversion des fonctionnaires dans l'État français. Enfin, la légitimité du régime politique se fonde aussi sur sa capacité à recomposer un corps social en proie à une crise d'identité nationale ; et c'est d'abord par la séduction que les masses sont assujetties (l'organisation des loisirs, l'embrigadement de la jeunesse). Parallèlement à la séduction, la coercition et la répression. Au moment où la conjoncture et les événements de la guerre introduisent le doute, c'est à ce problème de la légitimité que les résistances devront répondre, en créant une autre légitimité, en proposant un autre monde, d'autres projets et d'autres valeurs, et en recomposant autrement le tissu social.

Les événements peuvent en effet précipiter les choses, ouvrir le futur et créer des possibles, mais ils ne sont pas seuls à introduire ces ouvertures.


2. Les marges de liberté

Quelles sont ces possibilités et ces marges de liberté ? Sont-elles "utilisées" ? Les réponses dépendent bien entendu de la nature du régime étudié, mais aussi — et encore — de la chronologie, et enfin des milieux sociaux, de la culture des groupes et des "pesanteurs sociologiques" (13).


Dans l'Allemagne nazie, davantage du reste pour les paysans que pour les ouvriers, comme l'a bien montré Daniela Münkel (14), des réduits de liberté subsistent. Pour Mickaël Schneider, c'est à l'intérieur de ceux-ci, dans des espaces privés, catholiques, ou de traditions socialistes, communistes, qu'une forme d'immunisation au nazisme (tel est le sens médical du terme allemand "Resistenz") a pu susciter une volonté d'engagement plus marqué et plus rarement entraîner le passage à la résistance proprement dite ("Widerstand").


Pour Daniela Münkel les paysans ont bénéficié, jusqu'en 1936, d'une véritable marge de manoeuvre ; les nazis ne sont pas parvenus à mettre au pas des paysans qui n'hésitaient pas à protester contre les mesures agraires (et non contre le système lui-même) ou qui continuaient à pratiquer de petits délits malgré les menaces et les peines encourues. Les potentialités de conflit demeurent jusqu'en 1939 et même avec l'introduction de la guerre : ainsi les mesures antisémites sont perçues comme entravant l'économie paysanne, les Juifs étant très présents dans les campagnes en tant que vétérinaires, maquignons ou responsables d'abattoirs. Les attitudes non-conformes des paysans constituent autant de possibilités de réactivité sociale au régime et à ses mesures.


À l'intérieur de ces espaces de liberté, aussi réduits soient-ils, la question du choix devient dès lors centrale ; elle reste toutefois conditionnée par les groupes, les "corps" et les milieux.


Ainsi, pour les catholiques Etienne Fouilloux a expliqué que le degré d'agressivité du régime à leur égard est un facteur aussi important que la culture d'obéissance propre à ce milieu. Ainsi les possibilités de résistance ont été anesthésiées par Vichy, alors que les velléités ont été très fortes en Allemagne. En Italie, les compromis entre l'Église et le régime fasciste ont créé une situation intermédiaire. En fait, pour ces catholiques, les choix d'engagement, au-delà de la défense des intérêts confessionnels, ont été dirigés aussi bien contre les régimes en place que contre les hiérarchies ecclésiastiques. Il leur fallait se libérer d'une double emprise ; celle des régimes d'oppression autant que celle de l'Église.

Enfin, un peu comme les catholiques, les technocrates français ont subi la même force de séduction de la part du régime de Vichy. Olivier Dard (15), rappelant que Vichy constitue la première expérience technocratique d'envergure, est revenu sur les attitudes de cette élite qui a émergé dans l'entre-deux-guerres. L'esprit de corps a fortement pesé sur les choix des technocrates, Vichy représentant pour ces derniers une réponse à la crise des élites. Selon Olivier Dard l'ouverture a été créée par la conjoncture ; les besoins de la résistance autant que les perspectives offertes par le projet Giraud à Alger ont détourné une partie des technocrates "vichyssois" vers la résistance.


II - Résistances et réactivité sociale


C'est à l'intérieur de ces petits espaces de "liberté", qu'ils soient inhérents aux régimes ou créés par le contexte et les événements, que se sont développés de multiples comportements de "réactivité sociale", que les participants au colloque ont cherché à définir.


1. Définir les résistances parmi d'autres comportements


L'une des avancées de ce colloque aura été de souligner toute la relativité de la notion de "résistance" selon les pays et les moments. Non pas d'en nier la spécificité mais, en l'insérant dans le champ d'autres comportements et d'autres possibles, et par une recherche de vocabulaire et de concepts précis, de révéler la diversité des conduites face à des problèmes du temps : que faire ? quels choix ?


Pour la France occupée, François Marcot (16)est revenu sur la notion de résistance en en rappelant sa spécificité ; il s'agit bien d'un engagement dans une action liée à des pratiques de transgression, et portée par des valeurs et des projets. Ce qui distingue la résistance de l'ensemble des autres comportements, qui vont de la "réactivité sociale" (formes d'opposition, conduites de survie — tel est le cas des réfractaires ou des Juifs se cachant et échappant à la légalité en place —, désobéissance, insoumission), à la collaboration (se ranger franchement du côté de l'ennemi), en passant par des comportements intermédiaires. Ceux-ci relèvent aussi bien de la résignation, de l'indifférence, de l'adaptation - contrainte, comportements où la question de la survie est centrale. Ces attitudes, enchevêtrées parfois, contraires mais qui peuvent aussi coexister, semblent presque universelles : ainsi de ces paysans allemands décrits par Daniela Münkel, qui, pour leur propre survie économique, rejette l'antisémitisme. Ou alors intègrent facilement à leur vie quotidienne les travailleurs forcés étrangers, au risque d'être accusés de "crimes de pactisation avec l'ennemi".


Ces attitudes des paysans allemands ne relèvent pas d'actes de résistance proprement dits mais peut-être de ce que Nicolas Werth (17) et Pierre Laborie (18) qualifient de "conduites de nécessité" ou de "stratégies de contournement". Pour ce dernier la résistance française, dans son rapport à la population, doit être considérée autant comme un processus social, que comme un événement. Tenir compte la dimension collective des résistances aide à dépasser la question del'articulation entre le singulier et le collectif ; la résistance confère aux actes individuels un "supplément de sens".

Enfin, les résistances sont également le reflet des sociétés, ou leurs miroirs ; les résistants, si tant est qu'ils aient pleinement conscience de leur essence de résistants, ou conscience d'agir en tant que résistants, n'abandonnent pas leur "habitus" social. Pour Jean-Marie Guillon (19) qui, s'interrogeant sur la réalité d'une résistance "interclassiste" où toutes les catégories sociales seraient représentées à égalité, a montré que les mouvements de résistance reproduisent en fait la hiérarchie sociale, comme pour François Marcot, les résistants se comportent d'abord dans la Résistance comme ils le font dans la société. Ce qui suppose de laisser aux historiens le soin de définir qui est résistant et qui ne l'est pas (20).


Autre aspect développé au cours de ce colloque, la question de la légitimité. De fait, ce qui distingue fondamentalement les trois pays, c'est la capacité des résistances ou des oppositions à légitimer leur existence.


2. Légitimité et mémoire des résistances


Comme l'a fait remarquer Denis Peschanski au moment des débats, la question de la légitimité, qu'il s'agisse de celle des régimes d'oppression ou de la légitimité des résistances, a traversé la plupart des communications. D'une part, du temps de la clandestinité, l'existence des résistances, leur développement dans les trois pays, sont profondément liés à leur reconnaissance par les sociétés et les populations. Après la guerre, la "Résistance" participe — ou non — aux processus de reconstruction des identités nationales (voire européennes) et le problème de la légitimité se pose davantage en terme d'usages mémoriels (ou politiques).


Désigner l'ennemi, s'en distinguer


Si les acteurs des régimes d'oppression et des résistances appartiennent au "même monde", il leur est nécessaire de désigner l'ennemi. Pour les résistances, définir l'ennemi, ou parfois les ennemis qui du reste peuvent changer selon le contexte et le moment, c'est surtout chercher à s'en distinguer, et offrir aux populations une alternative, d'autres projets et d'autres possibles.


Pour l'Italie, Gianni Perona a bien montré que la place de la résistance dans la vie des Italiens s'est fondamentalement modifiée à partir de septembre 1943, en particulier pour la partie Nord du pays. Alors que la désignation de l'ennemi restait confuse, l'occupation allemande simplifie radicalement la situation. Le fascisme a perdu toute sa légitimité et l'ennemi est facilement identifié : il vient de l'extérieur et la réalité de sa conduite (déportation, représailles et massacres des populations) déplace l'axe de la légitimité vers la résistance. Pour Gianni Perona, il est possible de "penser la résistance sans la pratiquer avant 1943, alors qu'à partir de cette date on peut penser l'opposition dans le cadre de la résistance".


Pour l'Allemagne le problème de la légitimité se pose de façon radicalement opposée ; il s'agit d'une résistance sans ennemi reconnu comme tel par le reste de la société. Johannes Tuchel a rappelé l'impossibilité de la résistance allemande à désigner un ennemi autre que le nazisme, l'ennemi ne vient pas, comme en France et en Italie après 1943, de l'extérieur. La reconnaissance de cette résistance par la population allemande est quasi impossible, puisque résister signifie trahir son peuple et aller à l'encontre des sentiments patriotiques allemands dans un contexte de guerre.


Les résistances sont certes légitimes par leurs fonctions spécifiques, et parce qu'elles répondent aux attentes des sociétés, elles peuvent aussi l'être dans les représentations que s'en font les populations, dans les mémoires et les imaginaires collectifs.


La résistance comme événement

Pour Pierre Laborie c'est une dimension essentielle de la relation entre la population et la Résistance : quelle est la perception par les sociétés du phénomène de la résistance ? Elle est d'abord complexe et contrastée, elle évolue dans le temps ; les situations peuvent être fusionnelles, conflictuelles et refléter des incompréhensions réciproques entre résistance et population (ainsi du rapport entre maquisards et populations environnantes). La Résistance peut être perçue comme un événement lorsqu'elle entre dans la vie des populations et qu'elle en modifie le cours et le sens ; elle existe à travers son absence ou sa présence, sa proximité ou son éloignement ; elle est alors pleinement vécue comme événement. Et avec cet événement, en même temps, consubstantiellement, selon les modes de présence et d'absence, la manière dont les gens la vivent, la Résistance acquiert une dimension mythologique.


Après la Seconde Guerre mondiale la mémoire des résistances suit l'évolution des préoccupations des trois pays et répond à leur reconstruction identitaire ; les usages de cette mémoire varient selon les contextes et les événements (Guerre froide, guerres coloniales, etc.).


Mémoires et usages des résistances


En Allemagne deux mémoires — et par conséquent deux lectures — du nazisme bien distinctes se construisent, celle de l'Allemagne de l'Est où la référence à la résistance communiste est omniprésente et surdimensionnée jusque dans les années 1980, et la mémoire de la RFA qui, jusqu'à la fin des années 1960 n'a jamais vraiment reconnu les actes de résistance allemands. De fait, comme l'a expliqué Johannes Tuchel (21), la résistance en Allemagne étant considérée à l'Ouest comme une trahison du point de vue patriotique, aucune mesure d'indemnisation des victimes allemandes du nazisme n'a été prise. Il faut attendre la présence de Willy Brandt à la chancellerie et les années 1970 pour que soient engagées des études historiques tardives sur la résistance au nazisme en Allemagne.


Enfin, revenant sur la portée politique de la mémoire de la Résistance Pieter Lagrou (22), centrant son analyse autour de trois dates-clés (1914, 1945 et 1953 et la communauté européenne de défense), a réfléchi à la mémoire de la violence, à ses usages ainsi qu'à sa dimension juridique, dans le cadre de la réconciliation franco-allemande. Le contexte de la Guerre froide, des guerres coloniales et du rapprochement franco-allemand a orienté la lecture des violences de la Seconde Guerre mondiale (et notamment celles de la Wehrmacht) et de la Guerre d'Algérie (la pratique de la torture) ; l'un et l'autre des deux pays n'ont pas dénoncé ces pratiques violentes, ou ont cherché à détourner ou freiner les lois internationales. Dans le contexte de la Guerre froide, Nuremberg est contesté en Allemagne ainsi qu'aux États-Unis, en regard des violences de l'URSS. De même, la protection juridique des combattants irréguliers — les fameux "francs-tireurs" de 1870, de 1914, et les résistants de la Seconde Guerre mondiale — visant à reconnaître ce statut, est rejeté par la France au moment des guerres coloniales. Il faut attendre la fin de la Guerre froide pour que se fasse un retour critique sur les crimes de guerre de la Wehrmacht et sur la torture en Algérie... Dans l'un et l'autre pays il y a bien usages des mémoires !


Conclusion


Trente communications dans trois langues différentes, faisant état des historiographies parfois méconnues de la résistance — et nous pensons tout particulièrement aux recherches italiennes : nous avons conscience qu'il nous est impossible de rendre compte de la diversité des situations décrites, ni même d'évoquer chacun des intervenants. La publication des contributions comblera les vides !


Le cheminement proposé ici est donc très subjectif, et surtout borné par nos propres limites. Il faudra du temps pour tout assimiler, tant les idées ont été neuves et la problématique de la résistance profondément renouvelée. Aussi pour conclure — ou plutôt pour donner envie aux lecteurs d'en connaître davantage —, nous dirons simplement que la richesse et la grande diversité des problématiques abordées, la volonté des participants à progresser dans la compréhension des comportements complexes de la guerre, et surtout leur enthousiasme à partager les résultats de leurs travaux et à accepter les règles du débat, ont beaucoup impressionné, suscitant la plus vive admiration.

Cécile Vast

Liste des intervenants et sujets des communications


N'ayant pu résumer l'ensemble des interventions, nous rappelons ci-dessous le programme du colloque. Les actes paraîtront en 2004.


Penser l'oppression, penser la Résistance


• Didier Musiedlak : Rapport de pouvoir et espaces politiques (France, Allemagne, Italie)
• Gianni Perona : Les formes de la résistance et de l'opposition en Italie
• Michael Kißener : Les formes de la résistance et de l'opposition au National-socialisme
• Nicolas Werth : Formes d'opposition et de résistance dans l'URSS stalinienne
• François Marcot : Résistance et autres formes de comportement des Français vis-à-vis de Vichy et de l'occupant

La place comparée des catholiques et des communistes dans les résistances


• Étienne Fouilloux : Résistance ou soumission :les facteurs du choix catholique .
• Aldo Agosti : Les communistes dans la résistance : Le cas italien.
• Philippe Buton : Les communistes dans la résistance : L'exemple français.


Les pesanteurs sociologiques


• Jean-Marie Guillon : La résistance, un phénomène interclassiste
• Michael Schneider : Les ouvriers du IIIème Reich : entre intégration,acceptation et désaccord
• Luigi Ganapini : La classe ouvrière en Italie entre anticapitalisme, consensus et résistance
• Daniela Münkel : Les paysans allemands entre résistance et consensus.
• Luciano Casali : Les paysans et la résistance en Italie
• Joachim Scholtyseck : Les élites dans la résistance allemande
• Olivier Dard : Les élites technocratiques françaises dans la résistance
• Christine Levisse-Touzé : Les femmes dans la Résistance française et allemande, approches comparatives.
• Alessandra Staderini : Femmes militantes dans la guerre civile sous le fascisme et l'antifascisme.
• Paul Dietschy : Le corps, ses images et ses usages dans la résistance et les régimes d'oppression.


Le comportement des masses


• Johannes Tuchel [Peter Steinbach] : Les Allemands, la résistance et le régime nazi
• Paul Corner : Les Italiens, le régime fasciste et l'occupant allemand
• Pierre Laborie : Les Français, la résistance, le régime de Vichy et l'occupant


Résistance, forces armées et appareil de répression


• Klaus-Jürgen Müller : Les officiers et la résistance en Allemagne
• Jean Delmas : Les officiers et la résistance en France
• Giuseppe Conti : Les officiers et la résistance en Italie
• Denis Peschanski : Policiers et résistants dans la lutte armée à Paris
• Lutz Klinkhammer : Résistance et appareil de répression en Italie


Mémoires de la résistance, mémoires de la dictature


• Johannes Tuchel : La Mémoire de la résistance au National-socialisme en Allemagne depuis 1945
• Mario Isnenghi : Mémoires de la résistance, mémoire de la dictature en Italie.
• Pieter Lagrou : La "guerre honorable" et une certaine idée de l'Occident. Mémoires de guerre, racisme et réconciliation après 1945.

 

NOTES

(1) Nous pensons tout particulièrement au colloque "L'Occupation, l'État français et les entreprises" organisé par Olivier Dard, Jean-Claude Daumas et François Marcot à Besançon en 1999, à celui sur "Bretagne et identités régionales pendant la Seconde Guerre mondiale" organisé à Brest par Christian Bougeard en novembre 2001, et enfin au colloque portant sur "Les courants politiques et la Résistance : continuités ou ruptures ?" qui s'est tenu au Luxembourg en avril 2002.
(2) "La Résistance et les Européens du Nord" à Bruxelles en 1994 et son pendant "La Résistance et les Européens du Sud" en 1997 à Aix-en-Provence.
(3) Représentée par Paule René-Bazin
(4) Le secrétariat scientifique a été assuré par Elizabeth Pastwa, conservateur du Musée de la résistance et de la déportation de Besançon.
(5) Cf. ROUSSO (Henri) [s. d.], Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Éditions Complexe — IHTP-CNRS, 1999, 387 pages. Pour Henri Rousso trois critères entrent en jeu dans cette démarche comparatiste : la nature du régime, l'ampleur de la répression et des violences politiques, et la "réponse sociale" (p. 31).
(6) Directeur de l'Institut allemand de la résistance de Berlin, professeur à l'Université de Berlin. "Les Allemands, la résistance et le régime nazi".
(7) Docteur - Directeur des archives de la sociale-démocratie de la Fondation Friedrich Ebert. "Les ouvriers du III° Reich : entre intégration, acceptation et désaccord."
(8) Professeur à l'Université de Sienne, "Les Italiens, le régime fasciste et l'occupant allemand".
(9) Directeur de recherche au CNRS, "Policiers et résistants dans la lutte armée à Paris".
(10) Professeur à l'Institut d'Histoire germanique de Rome, "Résistance et appareil de répression en Italie".
(11) Professeur à l'Université de Turin, "Les formes de la résistance et de l'opposition en Italie".
(12) Professeur à l'Université de Paris X, "Rapports de pouvoir et espaces politiques (France, Allemagne, Italie)".
(13) Titre d'une des parties du colloque.
(14) Docteur au Séminaire de l'Université de Hanovre, "Les paysans allemands entre résistance et consensus".
(15) Professeur à l'Université de Metz, "Les élites technocratiques dans la résistance".
(16) Professeur à l'Université de Franche-Comté, "Résistance et autres formes de comportement des Français sous l'occupation".
(17) Chercheur à l'Institut d'Histoire du temps présent, "Formes d'opposition et de résistance dans l'URSS stalinienne".
(18) Directeur de recherches à l'École des hautes études en sciences sociales, "Les Français, la résistance, le régime de Vichy et l'occupant".
(19) Professeur à l'Université d'Aix-en-Provence, " La résistance, un phénomène interclassiste"
(20) Peut-être est-il nécessaire de le rappeler. Définir la résistance ce n'est pas dénombrer les résistants selon des critères définis après la guerre (cartes de volontaires pour la France et pour l'Italie).
(21) "La mémoire de la résistance au national-socialisme en Allemagne depuis 1945".
(22) Chercheur à l'Institut d'histoire du temps présent, "La “Guerre honorable” et une certaine idée de l'Occident. Mémoires de guerre, racisme et réconciliation après 1945".

 


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