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Jean CAVAILLES - Résistant ou la pensée en actes


Alya Aglan et Jean-Pierre Azéma
Paris, Edition Flammarion, 2002, 318 pages

Voici la biographie à plusieurs voix de Jean Cavaillès, philosophe et résistant " hors du commun ", figure isolée, dont Christian Pineau écrit " Ce professeur aux gestes vifs, aux yeux brillants...différent des hommes que j'ai rencontrés jusqu'ici....ayant plus le goût du combat que celui de la conspiration, le mot Résistance a pour lui son véritable nom ". Issu d'une longue lignée huguenote du sud-ouest, élevé dans les valeurs de l'honneur et du patriotisme, de la foi et de la rigueur protestantes, ses études se déroulèrent au gré des affectations de son père officier.

En 1923 il entre à l'Ecole normale supérieure où, reçu premier, Raymond Aron qui fut son condisciple, le décrit comme " assez solitaire, souvent muré dans ses méditations.... Nous l'admirions un peu de loin.... ". A vingt-quatre ans, il passe son agrégation de philosophie. On suit le parcours de ce normalien, l'évolution de sa pensée toute entière tendue, avant 1935, à l'approfondissement de sa réflexion philosophique, grâce aux lettres que Jean Cavaillès écrivait surtout à sa soeur Gabrielle Ferrières, qui fut sa confidente, et qui permit à Nicole Racine, spécialiste de l'histoire des intellectuels, de consulter cette abondante correspondance et d'en faire une pertinente analyse.

Comme beaucoup d'élèves, en particulier ceux de la rue d'Ulm des premières années d'après la Grande Guerre, il se passionne pour la politique dans une mouvance intellectuelle plutôt socialisante et pacifiste, que sa sensibilité sociale chrétienne acceptait d'autant mieux. Très tôt, il s'engage dans un " groupe chrétien protestant " à volonté oecuménique et vivra, au début des années 30, " cette expérience religieuse " avec intensité.

Son premier contact scientifique avec l'Allemagne remonte à un séjour à Berlin en 1927. Jusqu'en 1936, dans une Allemagne en proie à la montée du national-socialisme, ironisant sur " cet ouvrage pseudo-philosophique, diablement long " que lui avait inspiré la lecture de " Mein Kampf ", il y retournera chaque année, afin de compléter ses recherches tant sur le plan théologique que scientifique.

Sur ces années allemandes, Cavaillès portera un regard moins politique que celui de Raymond Aron par exemple, mais il n'est pas dupe : adversaire résolu de l'idéologie des races et de la force brutale, en 1936 lors d'un séjour à Göttingen il décrit à ses proches " ses impressions mêlées " et évoque " les démons d'ici ".

Cette même année, il choisit de prendre quelques distances avec la politique et de tourner l'essentiel de son activité vers l'enseignement. Professeur au lycée d'Amiens, il soutient en janvier 1938 une thèse de mathématiques scientifiques, puis est chargé de cours à la faculté de Strasbourg à partir de juillet.

En septembre 38 c'est en anti-munichois convaincu, lucide, qu'il déplore le manque de détermination du gouvernement français et quand les nazis font leur entrée à Prague le 15 mars 39, il désespère du même gouvernement et dit sa volonté de se battre " contre la force brutale ". Alya Aglan, l'historienne du mouvement " Libération-Nord ", retrace la trajectoire de ce résistant-philosophe " que la haine de l'oppression poussait au plus fort de l'audace ". Combattant courageux pendant la campagne de 40, évadé d'une colonne de prisonniers, rentrant en France, il fait le choix de la résistance civile au gouvernement de Vichy en zone sud avec Lucie Aubrac, Emmanuel d'Astier, Georges Zérapha et contre les Allemands en zone nord quand il rejoint le mouvement " Libération-Nord ", et rencontre Christian Pineau. Dans un premier temps, Jean Cavaillès s'intègrera facilement aux dirigeants de ce mouvement, et constitue avec Jean Texcier " la brillante équipe " qui dirige la rédaction du journal clandestin " Libération-édition de zone Nord ".

Très tôt Marty, l'un des noms de code de Jean Cavaillès va prendre la tête du réseau de renseignements politiques et militaires "Cohors ". Des divergences surgiront assez vite entre cet " électron libre dont la valeur intrinsèque est unanimement reconnue " suivant l'expression d' Alya Aglan et Christian Pineau qui a devant lui un homme où prime la liberté de décision, qui ne se détermine que par rapport à son engagement moral et physique et veut privilégier l'immédiateté du combat. Divergences entre deux hommes qui incarnent chacun à leur manière la Résistance, l'un privilégiant l'action militaire, l'autre un projet plus politique, deux conceptions nullement antinomiques.

Jean Cavaillès est arrêté une première fois en septembre 42 quand il tente de rejoindre Londres où il n'arrivera que fin février 43 après s'être évadé de Saint-Paul d'Eyjeaux. De retour en France, auréolé du prestige de sa rencontre avec de Gaulle, le professeur-résistant se lance " avec une énergie et une joie d'enfant " à la tête du réseau " Cohors ", dans l'action radicale du sabotage et du renseignement militaire, participant lui-même sur le terrain à la grande majorité de ses actions.

Benoît Verny " érudit de l'histoire de la Résistance " retrace la chute de " cet intellectuel qui aimait les explosifs ". Il décrit méticuleusement le rôle des services allemands de l'Abwehr, qui retourneront l'un des agents de liaison de Cavaillès, et réussiront à infiltrer le réseau. Il ne fait pas de doute que l'imprudence joua aussi un rôle dans son arrestation du 28 août 1943 à Paris.

Il est exécuté à Arras, de manière anonyme, au début de l'année 1944 sans doute le 17 février. Toujours au travers de son abondante correspondance et de ses écrits, Hourya Sinaceur décrit le rapport entre l'histoire et la philosophie de " ce professeur de logique et de mathématiques ", et montre que Jean Cavaillès ade l'histoire la conception " d'un créateur ou d'un homme d'action, plutôt que d'un historien " en privilégiant " le mouvement en avant " plutôt que le retour au passé En guise de conclusion de cette passionnante biographie qui s'essaye et réussit à décrire la vie d'engagement et le parcours de ce résistant atypique, Jean-Pierre Azéma cherche à expliquer " pourquoi la mémoire de Jean Cavaillès s'est diluée au fil du temps". Il avait pourtant répondu dans les premiers, pour Georges Canguilhem normalien et résistant, " La Résistance avait été pour lui un impératif pur, simple et sans mélange ". Sa mémoire, rappelle J.P. Azéma, ne fut prise en charge ni par un parti ni par un groupe de pression et, sans doute de ce fait elle resta confinée, plus dans les milieux intellectuels, son apolitisme est aussi l'une des explications de cette occultation. Ce livre devrait aujourd'hui raviver la mémoire de ce philosophe-mathématicien, en montrant comment, devenu homme d'action il avait répondu à sa propre phrase ; " Il faut gagner la liberté avant d'aménager la liberté ".

Jean Novosseloff
Secrétaire général adjoint de l'association "Mémoire et Espoirs de la Résistance"

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