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Au-delà de toutes les frontières


Pierre SUDREAU
Paris, Edition Odile Jacob, 2002, 363 pages

"J'avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie", écrit Jorge Semprun dans son beau livre L'Ecriture ou la vie . Peut-être Pierre Sudreau, ancien responsable du réseau de Résistance "Brutus" (dans lequel il participait pour l'essentiel à des activités de renseignement), deux fois ministre du Général de Gaulle, et déporté comme Semprun à Buchenwald y a-t-il un jour croisé le futur écrivain ?

Dans une version revue et augmentée de son recueil de souvenirs, Au-delà de toutes les frontières, Pierre Sudreau revient sur ses expériences de vie, et de mort ; son témoignage profond et attachant, enrichi de fortes réflexions, nous restitue une vie dont les épisodes se confondent avec les grands moments de la seconde moitié du XX° siècle, une vie marquée aussi par la rencontre de deux personnages, deux sortes de figures paternelles qu'il tente de réconcilier, Antoine de Saint Exupéry et le général de Gaulle.

L'engagement précoce dans la Résistance, au sein d'un réseau où se côtoient des femmes et des hommes issus de tous horizons politiques allant de la droite extrême, tel Pierre Foucaud, à la gauche socialiste (Gaston Deferre), lui apporte le "sens de la relativité". Très jeune Pierre Sudreau prend conscience de la fragilité des "frontières" et de la nécessité de les dépasser. C'est avec tendresse, émotion et parfois nostalgie qu'il raconte les difficultés et les péripéties de la vie clandestine, une vie où se mêlent les sentiments forts et les actions dangereuses, toujours vécus pleinement, intensément. Son récit est vif, haletant, il fait revivre l'insouciance et la légèreté des premiers engagements résistants, l'apprentissage, souvent douloureux, de la clandestinité, les liens affectifs étroits, fraternels, que noue le danger partagé. Pierre Sudreau rend aussi à travers son livre un hommage touchant à ses compagnons, encore vivants ou disparus, de la Résistance, qui tous appartiennent à sa "famille clandestine".

La vie clandestine, sa spontanéité et une certaine intransigeance, imprégneront par réminiscences toute sa vie à venir, comme des réflexes, des sentiments non émoussés par le temps.

Ainsi en 1962, alors qu'il est le ministre de l'Education nationale du Général de Gaulle, Pierre Sudreau choisit de ne pas suivre ce dernier en refusant ouvertement de soutenir le projet de référendum qui permettrait l'élection du président de la République au suffrage universel. Il décide de démissionner. C'est une rupture douloureuse qui, pour autant, n'efface pas les années de collaboration fructueuse entre les deux hommes, et n'entame en aucun cas l'admiration de Pierre Sudreau pour le Général. Du reste il nous livre avec beaucoup d'humour et de bonne humeur toute une série d'anecdotes et d'entretiens à travers lesquels se révèlent l'autorité, le caractère et la personnalité impressionnante du grand homme.

Pierre Sudreau revient longuement sur les conséquences du référendum de 1962 dans la vie politique française, référendum dont il dresse un bilan mitigé ; il a entraîné, selon lui, la bipolarisation et la formation de deux camps opposés au détriment des petits partis politiques, la cohabitation ainsi qu'une sorte de réduction de la vie politique à l'électoralisme.

Les lecteurs ne sortiront pas indemnes de la partie qu'il consacre à son expérience concentrationnaire. La déportation, autant que la Résistance, ont fait "éclater" toutes les frontières ; celles des nationalités, celle des idées politiques, celles de l'homme aussi, elles ont aboli les frontières temporelles, tant l'expérience reste encore vive, "vécue", malgré le passage du temps. Pierre Sudreau évoque son expérience pudiquement, préférant parfois citer d'autres témoignages ainsi que des historiens (Eugen Kogon, Germaine Tillion, par ailleurs eux-mêmes déportés) plutôt que de raconter lui-même ce qu'il a vu et vécu. C'est en puisant dans cette expérience, et en s'inspirant aussi de son engagement résistant, porteur d'avenir, que Pierre Sudreau nous offre à la fin de son livre une vision du monde à la fois lucide et utopique, une projection dans le futur indispensable à toute réflexion politique, et dont l'absence reste parfois criante aujourd'hui.

Dans un monde où l'on tente de prolonger la vie et la jeunesse du corps, où l'on ne sait plus accepter la mort, où on la cache, la déguise, la banalise, il est bon de se nourrir des pensées de Pierre Sudreau. Son livre est traversé par le souci de rendre la frontière entre la vie et l'expérience de la mort franchissable, du moins par l'esprit, peut-être de nous aider à abolir cette frontière en pensée pour ne pas craindre de la franchir un jour. Ce long cheminement (toute une vie) en compagnie de la mort a apporté à Pierre Sudreau une sérénité ; c'est la grande richesse de son essai que de nous la faire partager en nous proposant quelques solutions, réponses dont il sait combien elles sont fragiles, précaires...

Cécile Vast

Pierre Sudreau est membre du Bureau de la Fondation de la Résistance. A sa demande, les droits d'auteur de son livre seront intégralement reversés à la Fondation de la Résistance et à la Fondation pour la Mémoire de la Déportation.



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