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Le Dictionnaire historique de la Résistance

Avant-propos

Quel sens faut-il prêter à la publication de ce dictionnaire consacré à la Résistance française soixante ans après la Libération ? Une première réponse, simple, tient à notre souci de mettre à la portée de tous les éléments de connaissance et de réflexion qu’un travail patient et tenace a accumulés depuis plus d’un demi-siècle. La seconde tient à la nécessité d'un retour aux documents et aux analyses afin de réfléchir sur les multiples interprétations qui, depuis la Libération, ont fini par donner de la Résistance(1) une image parfois simplificatrice et brouillée. Ainsi, pour nous, c’est une caricature et un détournement de sens que de limiter la Résistance à une minorité, équivalente à celle des « collaborateurs », et supposée être, comme ceux-ci, isolée dans le pays. Réduire la majorité de la population à une masse résignée, voire complice et s’accommodant tant bien que mal de l’Occupation, conduit à occulter un fait majeur : la Résistance fut un processus social, elle n’a pu exister, vivre et se développer que dans la dynamique des liens tissés dans et avec la société française.

Un retour à l’Histoire s’imposait donc. De ce point de vue, il faut distinguer les deux domaines couverts par ce dictionnaire, la Résistance et la France libre. Grâce à Jean-Louis Crémieux-Brilhac(2), cette dernière est dotée d’une œuvre de synthèse. Tel n’est pas le cas de la Résistance intérieure, pour de multiples raisons qui relèvent aussi bien de l'Histoire que de la mémoire, et parmi lesquelles on relèvera la grande diversité des situations, le foisonnement des engagements et les enjeux de tous ordres soulevés par le combat résistant. Une telle complexité constitue un obstacle à toute vision « uniforme» et un défi majeur à toute « définition » passe-partout. Aussi, rassemblant des auteurs aux compétences variées, laissant le lecteur cheminer dans l’univers de l’histoire et des mémoires de la Résistance, la formule du dictionnaire nous semble-t-elle actuellement la mieux adaptée pour faire un état de la question.

Soixante années d’histoire de la Résistance

Les concepteurs de ce dictionnaire ne cachent pas leur dette envers leurs devanciers. Jusqu'à la fin des années 1970, le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, sous la direction d’Henri Michel, a rassemblé des matériaux considérables. Il a travaillé à poser les fondations d’un savoir distancié. Une nouvelle génération d’historiens, parfois formés par les travaux collectifs menés au sein du Comité, a pris le relais au début des années 1980. Leur travail s’est poursuivi en relation avec le laboratoire du CNRS qui succédait au Comité : l'Institut d'histoire du temps présent, créé par François Bédarida. Dans le même temps, un accès moins restrictif aux archives et un intérêt général accru pour la période offraient de nouvelles perspectives. Beaucoup a été fait. Organisations et structures, programmes politiques et lutte armée, villes et régions, acteurs connus ou anonymes, rapports avec la population… ont été l’objet de recherches qui ont permis d’avancer dans la compréhension du phénomène Résistance. Mais le chantier reste ouvert.

Depuis les années 1970, les enjeux passionnels de l’histoire et de la mémoire de l’Occupation ont ressurgi avec vivacité. Tandis que les questionnements sur la France de Vichy devenaient premiers, et parfois obsédants, l’histoire de la Résistance a semblé piétiner. Sans doute en relation avec des interrogations plus générales sur le sens des engagements collectifs des Français, la Résistance, elle aussi, a été mise en question. Vigoureusement et parfois même, il faut le dire, assez vilainement. Les résistants n’ont pas été épargnés comme on l’a vu, par exemple, à propos de Jean Moulin. Célébré comme « l’unificateur » par les historiens et « panthéonisé » par la République en 1964, le même Jean Moulin est devenu, à partir des années 1990 la cible d’une curieuse conception de l’histoire, dans et au-delà des médias. Les secrets de sa vie sentimentale, ses liens suspectés avec l’Union soviétique ou les États-Unis, les complots ténébreux et les machinations supposées à l’origine de son arrestation… relevaient davantage du dénigrement, de l’histoire scandale, du procès d’intention que de la légitime critique historique, c’est-à-dire de l’Histoire.

Cependant, durant cette période, la recherche sur la Résistance s’est poursuivie sans tapage, encouragée par la découverte de sources méconnues – comme celles révélées par Daniel Cordier. Par ailleurs, suivant les évolutions qui ont marqué la discipline, les historiens de la Résistance ont élargi le champ de leurs préoccupations. Ils se sont intéressés à des aspects jusque-là négligés ou traités de façon convenue : les femmes (rituellement saluées mais peu mises en valeur), les étrangers (sinon oubliés, du moins marginalisés), les Juifs (confinés dans un statut de victimes) ont commencé à retrouver une place à la mesure de leur rôle. De nouveaux regards, n’isolant plus les résistants du reste de la société, cherchant à saisir ce que ces « rebelles » partageaient avec les « autres » ont révélé l’image d’une Résistance moins héroïsante, plus humaine, replacée dans la complexité des comportements — sans être pour autant banalisée. Rassembler ces analyses, les préciser, les confronter aux travaux d’historiens étrangers sur les modes de résistance en Europe, tel a été l’enjeu des six colloques organisés par notre groupe autour du thème « La Résistance et les Français », à partir de 1993, avec le concours de l'Institut d'histoire du temps présent dirigé à cette date par Robert Frank. Ce dictionnaire en est l’un des principaux aboutissements(3).

L’ambition de ce dictionnaire

L’une des singularités de la Résistance tient sans doute au fait que, tout à la fois, elle appartient à son temps et qu’elle le dépasse. Elle s’est peu à peu construite avec lui dans le contexte de la défaite et des humiliations de mai-juin 1940, de l'occupation allemande et de Vichy. Mais la Résistance n’est pas sans précédent, elle s'inscrit dans la longue histoire des refus et des révoltes, à la fois fidélité à des valeurs qui lui sont antérieures et transgression des pratiques admises.

Indissociable des valeurs éthiques dont ses acteurs ont été porteurs et de la signification qu’elle revêt pour ses héritiers, l’expérience de la Résistance appartient aux événements fondateurs de la France contemporaine. Sans doute vaudrait-il mieux dire que le problème de son acceptation et de sa reconnaissance comme telle, avec un statut symbolique aussi fort, constitue précisément l’un des enjeux de son histoire et de sa place dans la mémoire collective. C'est autour du message et du sens perçu de la Résistance que s'effectua, en pleine Occupation, puis à la Libération, la reconstruction de l’identité nationale. Peut-on encore la convoquer au débat sur les nouveaux « troubles identitaires » français : quelle citoyenneté et quels droits pour les fils de la République ? quelle place pour la France dans l'Europe et le monde d'aujourd'hui ? Face au discours récurrent sur l’inéluctable, face à l'absence décrétée de toute alternative, la Résistance vient rappeler aux femmes et aux hommes la légitimité du refus et la liberté de penser et d’agir.

Certes, la Résistance, comme tout objet d’histoire, relève d’un traitement scientifique qui n’a rien de spécifique, mais, comme les autres, elle requiert la prise en compte de sa part de singularité – voire d’étrangeté. Pour répondre à ce défi, les historiens ne doivent-ils pas faire preuve d’un esprit inventif ? Ils peuvent interroger leurs outils conceptuels : d’abord la notion même de résistance. Ils ont à questionner leurs méthodes : l’utilisation des témoignages et l’exploitation des données sociologiques par exemple. Ils doivent diversifier leurs catégories, de l’étude des actes et des acteurs dans leur espace « réel » à celle de leur dimension légendaire et mythique – qui n’a rien à voir avec l’affabulation. C’est que les voies traditionnelles ne sont pas dépourvues d’embûches : ne voir dans la Résistance que la compétition des hommes dans leur lutte pour le pouvoir, se focaliser sur la centaine de chefs qui l’ont « dirigée », n’est-ce pas courir le risque de négliger le sens qu’ils ont donné à leur engagement et d’ignorer la multitude de ceux dont l’aventure s’inscrivait dans une tout autre perspective ? Limiter la Résistance à des approches organisationnelles (quelles structures et au profit de quels pouvoirs ?), politiques (quels projets et quels lendemains ?) ou militaires (quelle efficacité dans la libération du pays ?), n’est-ce pas porter atteinte à son identité ?

« Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études : “comprendre”… Mot surtout chargé d’amitié. Jusque dans l’action nous jugeons beaucoup trop. Il est si commode de crier “au poteau” ! Nous ne comprenons jamais assez ». Il nous plaît de citer dans cet avant -propos ce que Marc Bloch, historien et résistant, fusillé en juin 1944 non loin de Lyon, avait écrit dans un manuscrit qui ne fut publié qu’après sa mort(4). Cherchant à comprendre et à faire comprendre la Résistance, les historiens savent qu’ils doivent entreprendre un voyage dans une histoire compliquée par l’enchevêtrement des temps. Le phénomène reste proche, et pourtant, même rendu présent par les invocations des mémoires individuelles et collectives, il appartient au passé et doit être analysé dans ce passé. Les hommes et les femmes qui ont choisi de rompre avec la fatalité sont aussi fils de leur temps : ils en ont reçu l’outillage mental, ils en partagent des valeurs, qui, parfois, ne sont plus (tout à fait) nôtres. Ils utilisent des notions ou des références dont il faut tenter de retrouver le sens perdu : « honneur », « patrie », « révolution », « religion », « République », « socialisme », « dignité », « humiliation ». Dans les représentations du temps de l’Occupation, dans le contexte de ce moment traumatique, les Allemands, les Américains, les Juifs, les femmes, la dignité de maréchal, l’idée de défaite… n’occupent pas la même place que dans notre univers émotionnel et mental. Par ailleurs, en rupture avec les choix dominants de la société de leur temps, les résistants, acteurs individuels éminemment libres, n’en sont pas moins des « êtres sociaux » qui entrent en Résistance avec leur savoir-faire, leurs pratiques et leurs valeurs. En ce sens, histoire culturelle et histoire sociale sont indissolublement mêlées. Sous cet angle, on remarquera que l’histoire de la France Libre, qui bénéficie comme on l’a vu d’une historiographie remarquable sur le plan politique, militaire et diplomatique, n’est pas aussi avancée.

Histoire d’une aventure collective, l’histoire de la Résistance et de la France Libre est aussi l’accomplissement de destins individuels, parfois exceptionnels. Ceux qui y ont participé ont souvent vécu leur engagement sur le mode de la passion et avec un exaltant sentiment de liberté. Outre leur apport informatif, les biographies des acteurs expriment la diversité des choix et la multiplicité des itinéraires. Par l’approche anthropologique, qui nourrit essentiellement la dernière partie de ce dictionnaire, nous nous sommes efforcés de dire leur mode de vie (la vie clandestine, l’aventure, l’exil), leur sensibilité (l’amour, le doute, la haine), leurs relations aux objets (la mitraillette, les tractions et bicyclettes, l’argent) leur univers symbolique (la croix de Lorraine, le Jour J, l’histoire de France), leur imaginaire (Londres, le peuple, la révolution), la passion du combat, (la violence, le héros, le martyr), la confrontation avec le destin (le futur, les lettres de fusillés, la mort)…

En mesurant la difficulté de la tâche, nous serions satisfaits si ce dictionnaire pouvait aider à restituer toutes les dimensions, même les plus ordinaires, d'une histoire à bien des égards exceptionnelle.

Le Comité scientifique(5)



(1)
Deux graphies coexistent : « résistance » indique l’action, le fait de résister ; « Résistance » comme un nom propre désigne l’entité et l’organisation dont la personnification dit la force symbolique.
(2)CRÉMIEUX-BRILHAC (Jean-Louis), La France libre. De l'appel du 18 Juin à la Libération, Gallimard, 1996.
(3)Références de la publication des actes de ces colloques, dans l’ordre chronologique :
GUILLON (Jean-Marie), LABORIE (Pierre) [dir.], Mémoire et Histoire : la Résistance, Toulouse, Ed. Privat, 1995, [colloque de Toulouse, décembre 1993] ;
SAINCLIVIER (Jacqueline), BOUGEARD (Christian) [dir.], La Résistance et les Français. Enjeux stratégiques et environnement social, Presses Universitaires de Rennes, 1995, [colloque de Rennes, octobre 1994] ;
FRANK (Robert), GOTOVITCH (José), La Résistance et les Européens du Nord, Bruxelles et Paris, Centre de Recherches d’Études historiques de la Seconde Guerre mondiale et Institut d'Histoire du temps Présent, 2 vol, 1994 et 1996, 460 p. et 158 p. [colloque de Bruxelles, novembre 1994] ;
MARCOT (François] [dir. avec la Collaboration de Janine Ponty, Marcel Vigreux, Serge Wolikow], La Résistance et les Français. Lutte armée et maquis, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, diffusion CID, 1996, [colloque de Besançon, juin 1995] ;
DOUZOU (Laurent), FRANK (Robert), PESCHANSKI (Denis), VEILLON (Dominique) [dir.], La Résistance et les Français : Villes, centres et logiques de décision, Paris, Institut d'histoire du temps présent, 1995 [colloque de Cachan, novembre 1995] ;GUILLON (Jean-Marie), MENCHERINI (Robert), La Résistance et les Européens du Sud, L'Harmattan, 1999, [colloque d’ Aix-en-Provence, mars 1997] ;
« La Résistance et les Français. Nouvelles approches », Cahiers n°37 de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, décembre 1997, [Publication de la partie « bilan » du colloque d’Aix-en-Provence].
(4)Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Cahiers des Annales/Armand Colin, 1961, p. 72 (1ere édition 1949).
(5)L’ouvrage est placé sous la direction de François Marcot (professeur à l’université de Franche-Comté) assisté de Bruno Leroux (directeur historique de la Fondation de la Résistance) et Christine Levisse-Touzé (directeur du Mémorial Leclerc-Musée Jean Moulin de la ville de Paris, directeur de recherche associé à l’Université de Montpellier). Ils se sont entouré d’un conseil scientifique comprenant dix universitaires : Claire Andrieu (IEP de Paris), Christian Bougeard (Université de Bretagne occidentale), Laurent Douzou (IEP de Lyon), Robert Frank (Université de Paris 1), Jean-Marie Guillon (Université de Provence), Pierre Laborie (EHESS, Paris), Denis Peschanski (CNRS-Paris 1, Centre d'Histoire sociale du 20è siècle), Guillaume Piketty (IEP de Paris), Jacqueline Sainclivier (Université de Rennes 2), Dominique Veillon (IHTP-CNRS).

© Editions Robert Laffont S.A., Paris 2006