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AUTOUR D’UN FILM Le film :La Libération de Paris. Histoire, enjeux, analyse.


Emmanuel Debono avec les textes de Sylvie Lindeperg et de Jean-Pierre Bertin-Maghit

 

On trouvera dans le numéro 37 de juin 2004 de la Lettre de la fondation le texte ci-dessous accompagné des documents iconographiques : 

http://www.fondationresistance.org/documents/lettre/LettreResistance037.pdf

 

Le DVD-ROM sur la Résistance en Ile-de-France réalisé par l'Association pour des études sur la Résistance intérieure (AERI) est paru en 2004. Outre les centaines de notices (biographies, événements, monographies...) qu'il met à la disposition du lecteur, il rassemble une riche iconographie et de nombreuses séquences audiovisuelles ou sonores. Parmi ces séquences, le DVD présente dans son intégralité un film de 32 minutes tourné par les opérateurs du Comité de Libération du Cinéma français (CLCF) durant les journées de l'insurrection parisienne : le Journal de la Résistance. Nous proposons ici de rappeler la genèse de cette entreprise exceptionnelle, ses enjeux et sa réception par le public. Nous présentons par la suite le traitement qui en a été fait dans le cadre du DVD-ROM ainsi que quelques exemples d'analyse.

 

Aux origines du film :

L'idée de réaliser un film sur la Libération est venue d'Hervé Missir, reporter d'actualités, après le débarquement allié en Normandie. Au 78 avenue des Champs-Élysées, quartier général du CLCF, celui-ci s'entoure d'une équipe de techniciens: Nicolas Hayer (chef opérateur), l'écrivain René Blech (responsable de la section cinéma du Front national), Roger Mercanton (monteur), André Zwobada (réalisateur) et Jean Jay (ancien directeur de l'Association de la presse filmée).

À l'origine, le film sur la libération de Paris est conçu comme un témoignage sur l'insurrection parisienne mais aussi comme le numéro zéro des futures actualités libres que le CLCF entend diffuser dans toutes les salles des territoires libérés. Il refuse de laisser le monopole aux actualités américaines Le Monde libre, seul journal projeté depuis le 6 juin dans la France libre.

Le travail est planifié. La capitale est divisée en dix secteurs. Nicolas Hayer prend la tête d'une véritable troupe d'opérateurs répartis en équipes de deux ou trois : il s'agit d'anciens journalistes de Gaumont, Pathé ou Éclair, employés à France-Actualités depuis 1942, et d'indépendants. Parmi eux se trouvent Robert Petiot, Robert Batton, Georges Méjat, Pierre Léandri, Georges Barrois, Joseph Krzypow, Yves Naintré, François Delalande, Georges Madru, Albert Mahuzier, Philippe Agostini (directeur de la photo), René Dora, Marcel Grignon, Gilbert Larriaga... Des liaisons sont établies avec les studios et les entrepôts pour récupérer pellicule et matériel. Les réunions se multiplient, appartements, plateaux, laboratoires sont utilisés alternativement. À l'approche du jour J, on s'agite beaucoup dans les studios Pathé, rue Francoeur, sur le tournage de Falbalas : c'est qu'en effet dans l'équipe de Jacques Becker se retrouvent Nicolas Hayer, Pierre Laroche, Max Douy et Marcel Lathière, chef du service des achats chez Pathé, responsables à différents niveaux de la réussite de l'entreprise. Le 18 août, les premiers affrontements ont lieu, les opérateurs sont à leur poste ; les bobines enregistrées sont livrées par des cyclistes aux sept permanences réparties dans la capitale, puis acheminées vers un laboratoire de la rue Carducci remis en route pour la circonstance, et enfin envoyées vers les Buttes-Chaumont, où Roger Mercanton et Suzanne de Troye en effectuent le montage. C'est Hervé Missir qui, au bout de la chaîne, choisit les documents à conserver pour le film.

 

Le succès du film :

Au départ, la bande comprenait un prologue résumant les quatre années d'Occupation qui devait introduire les séquences sur la Libération de Paris. Mais, devant l'abondance des prises de vues, les organisateurs décident de la limiter à la seule insurrection parisienne.

Le montage est terminé le 26 août, Pierre Bost en écrit le commentaire, lu en voix off par Pierre Blanchar. Des billets spéciaux sont imprimés portant le libellé " Jeanne-d'Arc-Paris-Première ". Les recettes serviront à alimenter le fonctionnement du CLCF. Cet événement est le premier spectacle de Paris libéré. Avant même le rétablissement des transports métropolitains, les premiers kilowatts d'électricité sont réservés aux salles qui projettent le film.  Il est salué avec enthousiasme dès sa première présentation publique dans la capitale, le 29 août 1944. Plus de la moitié de la population adulte, la même proportion qui est allée, le 26 août, voir le général de Gaulle descendre les Champs-Élysées, va voir le film. À Vichy, les séances ont lieu du 19 au 26 septembre 1944, à tour de rôle dans les sept cinémas de la ville, de 14 heures à minuit, afin de permettre à toute la population d'y assister. Pierre Blanchar part aux États-Unis présenter le film pour tenter de gagner le marché américain.

 

Un témoignage instantané et construit:

L'immense succès qu'il remporta en France et à l'étranger (il fit une carrière remarquée en Grande-Bretagne et aux États-Unis) ne tenait pas seulement à sa valeur de " témoignage " sur la bataille de Paris. Il s'explique tout autant par la dimension symbolique de l'oeuvre qui fut présentée comme un acte de résistance à part entière. C'est ce que laissait entendre Merry Bromberger en 1945 dans Le Livre d'or du cinéma français : " La Libération de la France aura été, presque avant tout, pourrait-on dire, la libération du Cinéma français.Les appareils de prise de vues sortirent dans les rues de la capitale, en même temps que les premières mitraillettes. Elles allaient tourner cet admirable film de la libération de Paris au fur et à mesure que s'en improvisaient les séquences. Dans les salles de province, les actualités allemandes capitulèrent souvent plus vite que les garnisons de la ville. L'ennemi n'avait pas encore évacué la cité et tenait encore les rues que déjà le mensonge filmé avait disparu de la toile blanche. "

 

L'image d'actualité puise sa force de conviction dans ce qu'André Bazin définit comme une desquamation de l'Histoire dont la peau, à peine formée, deviendrait pellicule ; cette séduction d'un réel capté en instantané explique que le film du CLCF ait été constamment recyclé  par séquences, non seulement dans des émissions télévisées et des documentaires, mais également dans des oeuvres de fiction.Cet effet de réel ne saurait pour autant nous faire oublier les logiques de fabrication du film qui attestent  l'esprit d'une époque. Comme tout documentaire de montage, La Libération de Paris soumet les faits historiques à une triple opération narrative : la prise de vues propose une première sélection dans le champ du représentable (le cadre est un cache nous avertit le même André Bazin) ;  le montage reconstruit la chaîne des événements en les organisant suivant une dramaturgie qui lui est propre ;  le commentaire et la bande son surajoutent aux images des effets de sens pour proposer une mise en intrigue des événements.

Saisir la valeur de témoignage du film La Libération de Paris, c'est donc comprendre qu'il rend compte, aussi et surtout, des enjeux politiques, symboliques, professionnels de son groupe de réalisation ainsi que des attentes du public de l'époque.

 

Le traitement du film dans le DVD-Rom sur la Résistance en Ile-de-France :

C'est la mise en lumière de ces stratégies complexes que propose le DVD-ROM sur la Résistance en Ile-de-France. Si de nombreuses séquences audiovisuelles ont, dans le DVD, une valeur illustrative (libération de Meaux, attentat contre Pierre Laval, tonte des femmes à Chatou...), le parti a été pris ici de considérer le film du CLCF sous sa véritable valeur, celle d'un document historique. Ce travail de mise en contexte s'appuie sur une série de traces et d'indices : archives écrites du CLCF, témoignages oraux, examen des chutes du film, étude des montages parallèles produits en France et à l'étranger...

Deux modes de visionnage sont ainsi proposés au lecteur :

- en mode plein-écran et en continu ;

- par séquences analysées.

Le découpage séquentiel propose des éclairages à travers deux perspectives complémentaires :

- celle d'une analyse filmique (fiches explicatives, témoignages d'opérateurs, extraits de la version anglaise, séquences extraites des rushes...) ;

- une perspective historique apportant des éléments d'information sur des faits visibles à l'écran ou évoqués dans le commentaire (textes, cartes, documents iconographiques...).

Quelques photogrammes (arrêts sur image) fournissent au lecteur des précisions sur ce qui apparaît à l'écran (par exemple les protagonistes du défilé du 26 août sur les Champs-Élysées).Ces informations et ces analyses permettent de mieux comprendre le succès du film : plutôt que d'en faire une arme de propagande en faveur du parti communiste, auxquels appartenaient les créateurs du CLCF, celui-ci joua la carte plus consensuelle du monument commémoratif, afin de porter l'image de la France et de la Résistance au-delà des frontières et de transmettre pour la postérité une image irénique et nécessairement idéalisée de la bataille de Paris.

Les lignes qui suivent offrent l'exemple d'une analyse portant sur l'image de trois composantes protagonistes de la Libération de Paris : la Résistance intérieure, les Français libres et les Alliés.

 

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Un soldat allemand est abattu. Son arme est récupérée par une des rares combattantes du film et sa dépouille est évacuée. Par la voix de l'acteur Pierre Blanchar, la sentence tombe : " Cet Allemand avait cru il y a quatre ans qu'il avait conquis Paris... "

© INA

  La Résistance intérieure dans le film : la recherche du consensus

 

Il n'eût pas été illogique que le premier film du CLCF célèbre dans une certaine exclusive la gloire de la Résistance intérieure - et plus encore celle des FTP parisiens - comme le fit par exemple le documentaire soviétique La France libérée (Sergei Youtkevitch, 1945) qui, dans son évocation de l'insurrection parisienne, chantait  la gloire des communistes, " fidèles soldats de la Résistance ".

Si toute la première partie de La Libération de Paris, consacrée à l'insurrection parisienne et à ses temps forts, fait certes la part belle aux combats menés par la Résistance intérieure, on  remarque que celle-ci n'est guère nommée en tant que telle dans le texte de Pierre Bost. Dès les premières phrases de son commentaire, l'auteur privilégie l'entité abstraite de la capitale et ses habitants comme acteurs de l'insurrection.

Une analyse lexicographique de l'ensemble du texte signale ainsi que le nom de Paris est fréquemment utilisé comme sujet de l'action tandis que le terme FFI (cité seulement à trois reprises) n'est employé qu'une fois comme sujet. Pierre Bost se garde plus nettement encore de toute allusion partisane. Il cite le nom du colonel Rol au détour d'une phrase mais à aucun moment ne viennent sous sa plume les mots " communistes ", " Front National ", " FTPF ".

C'est donc essentiellement à l'image qu'apparaît le sigle FFI, lisible sur des affiches, des brassards ou sur des portières de tractions. Un examen des chutes du film révèle l'existence de plans de coupe inutilisés montrant les sigles des FTPF et de la CGT ainsi que l'insigne de la faucille et du marteau.

Cette sélection opérée au double stade du verbe et de l'image est révélatrice des enjeux de l'équipe réalisatrice.

L'occultation des références partisanes fut d'ailleurs critiquée par certains membres du CLCF parmi lesquels le cinéaste communiste Louis Daquin qui s'en serait pris aux " carences idéologiques " du récit.

Le choix oecuménique du groupe de réalisation peut s'expliquer à la fois par la diversité des engagements politiques de ses membres et par la volonté commune de construire une oeuvre durable, résistant à l'épreuve du temps. Consciente, dès le 25 août, que le film dépasserait les ambitions d'une simple bande d'actualité pour porter à l'étranger et aux générations futures l'image de la Résistance française, l'équipe réalisatrice fit le choix d'une stratégie commémorative ostensiblement consensuelle. Contre ceux qui souhaitaient retirer du film des rétributions politiques immédiates mais sans lendemain, ils choisirent d'engranger les bénéfices symboliques et professionnels d'un succès public exemplaire et durable. On remarquera dans le même esprit que nulle allusion n'est faite dans le film à la trêve qui fut loin de faire l'unanimité parmi les combattants de l'intérieur.

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Le choix d'une vision consensuelle de la Libération de Paris se traduit par l'absence de références partisanes dans le commentaire du film. Seule référence explicite aux résistants : le sigle FFI apparaît à l'écran sur les brassards ou les portières de traction.

© INA

La place réduite des Alliés

Par le double biais du commentaire et de l'image, le film du CLCF cantonnait les Alliés dans le rôle subalterne de célébrant en les faisant figurer dans la seule séquence du défilé victorieux. Parmi les nombreux plans des troupes anglo-saxonnes tournées par les opérateurs du Comité de Libération, ne furent ainsi retenues que ces quelques images de l'Amérique en guerre, certes sympathiques mais fort anecdotiques et assez peu martiales. Sur ce plan, La Libération de Paris épousait la logique gaullienne du rang qui s'exprima dans le discours du 25 août 1944 : le Général n'avait rendu qu'en toute fin d'allocution un hommage discret aux " chers et admirables alliés ".

 

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Time code = 26:35

Le rôle subalterne des Alliés. Un rare moment de prise directe du son dans le film, introduit par le commentaire condescendant de Pierre Blanchar : " L'Amérique répond comme elle peut ". Les paroles mal assurées de cet Américain sont presque celles d'un touriste : " Le peuple de Paris est bon et joli ! ".

© INA

Le traitement des Forces françaises libres dans le film

Les premières images des blindés de la division Leclerc font suite aux nombreuses scènes de reddition allemande qui offrent l'image d'une capitale fermement tenue en main par les insurgés. Cette astuce du montage prépare et consolide le texte de Pierre Bost lorsqu'il déclare que le sort de Paris fut scellé avant  l'arrivée des FFL : la lutte touche à sa fin, Paris achève sa libération.... maintenant les avant-gardes de la division Leclerc roulent vers Paris. ".  Dans la hiérarchie des artisans de la victoire, les militaires de la France libre se trouvaient ainsi réduits à la fonction de simple force supplétive tandis que s'imposait l'idée d'une bataille de Paris livrée et gagnée par les insurgés sous le contrôle des FFI.

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La place donnée aux Forces françaises libres est celle d'une simple force supplétive qui arrive presque après la bataille. Le texte de Pierre Bost qui accompagne ces images est sans équivoque : " la lutte touche à sa fin, Paris achève sa libération.... maintenant les avant-gardes de la division Leclerc roulent vers Paris. "

© INA

Au sein des différentes rubriques thématiques qui sous-tendent le DVD, ce travail de décryptage est donc à ranger dans celle de la mémoire de la Résistance. Le film du CLCF fut un vecteur important de celle-ci au même titre que d'autres supports et démarches également étudiés dans le projet (plaques commémoratives, stèles et monuments, timbres, Concours de la Résistance, interventions de témoins en milieu scolaire, cérémonies diverses...). La particularité du film est sa construction contemporaine des faits qu'elles présentent au spectateur et qui en font un objet de mémoire tout à fait unique. Ce constat justifie le choix éditorial d'une approche analytique approfondie : elle est un outil de compréhension essentiel d'événements d'abords familiers mais en fait fondamentalement complexes.

 

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Les barricades :

Un temps fort du film : la construction des barricades. Les journées d'août 1944 s'inscrivent dans une tradition insurrectionnelle parisienne. Pour mieux asseoir la version d'un Paris (et d'une France) se libérant par lui-même et en cela acteur de son propre destin, on insiste sur une filiation historique précise sur fond d'un commentaire où Paris devient le véritable sujet : " Paris trouve dans sa mémoire toujours vivant le grand geste instinctif de sa défense contre les oppresseurs : Paris construit ses barricades ! ".

© INA

 

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Les hommages aux morts :

Une mémoire qui se construit en temps réel : le film se fait l'écho des hommages aux morts rendus dans le feu de l'action. Bientôt s'incrusteront dans les murs de la capitale plaques et stèles prolongeant pour longtemps le souvenir de ces journées de combat et de leurs victimes. C'est bien un monument commémoratif que les réalisateurs du film s'efforcent d'ériger.

© INA