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La vie à en mourir. Lettres de fusillés. 1941-1944 Lettres choisies et présentées par Guy Krivopissko. Préface de François Marcot. Conseiller éditorial : Denis Peschanski]


(collectif)
Paris, Edition Tallandier, 2003, 367 pages

Qui étaient les résistants ? De la Résistance, les faits ont été établis, les structures, les organisations, les combats, les formes d'engagement et les stratégies politiques largement analysés. Parfois les acteurs, hommes et femmes, s'effacent de ces histoires. Mais que pensaient-ils, que ressentaient-ils, que vivaient-ils ? Tenter de restituer une part de l'univers mental et affectif des résistants, donner à comprendre aujourd'hui leurs " modes de présence au monde " (1) d'alors, c'est à cette approche sensible de l'histoire de la Résistance que nous invite cette édition critique de 120 lettres de fusillés, ultimes messages adressés par ceux qui vont mourir à ceux qu'ils aiment, et rédigés entre 1941 et 1944. Hommage aux résistants et aux familles des fusillés, ce livre se distingue des publications à caractère associatif qui l'ont précédé. Destiné à un plus large public, il est avant tout le fruit d'une démarche d'historiens (Guy Krivopissko, François Marcot et Denis Peschanski), à la fois soucieux de renouveler la connaissance de la Résistance, de la rendre accessible à tous (2), et de redonner à ces lettres leur statut de documents d'histoire. Et quels documents !

Dans ce livre sont décrites les conditions morales et matérielles dans lesquelles chaque lettre a été écrite ; les notices biographiques rédigées par Guy Krivopissko renseignent sur l'identité du fusillé, son âge, son lieu de naissance, sa nationalité, son appartenance politique, ses idéaux, son statut dans la répression (otage, condamné par un jugement). Dans sa belle préface François Marcot replace cet ensemble de lettres dans le contexte de l'Occupation, du système de répression allemand combiné à celui de Vichy, et de la lutte contre la Résistance. Il rappelle combien le choix de la lutte armée par ces résistants, qu'ils aient été communistes, plus ou moins jeunes, agents d'un réseau, membres d'un mouvement, FFI ou maquisards, a été difficile, qu'il a fallu parfois un long mûrissement, et que l'enjeu d'un tel choix n'était pas seulement militaire. Il revient sur ce que disent des résistants leurs dernières lettres. " Au moment de mourir, écrit-il, le héros est un fils ou une fille, un mari ou une femme, un père ou une mère. L'histoire, qui est l'histoire des hommes et des femmes, doit reconnaître et redire cette réalité première. " (p. 18).

Comme documents d'histoire que signifient ces lettres, quels ont été leurs usages, leur devenir, leur fonction ? Leur portée symbolique n'a pas échappé aux mouvements de Résistance ; quelques-unes de ces lettres, courageusement transmises par les familles, recopiées, dactylographiées, ont été diffusées dans la presse clandestine et à la radio. Pourtant, bien au-delà de sa dimension héroïque, du combat et des valeurs qu'elle symbolise, la lettre du fusillé demeure, comme toute lettre destinée à des proches, " trace de l'intime et des sentiments " (3), elle est l'ultime lien, le lieu où le condamné s'écrit, se raconte, enveloppant les siens dans l'écriture, dans la pensée et les émotions qu'il y exprime. Cette dernière lettre est aussi un testament, une sorte de tombeau. Parmi les écrits clandestins (presse, circulaires, etc.) cette lettre est d'autant plus "précieuse" qu'elle est pour une grande partie des résistants fusillés, qui d'ordinaire n'écrivent pas, qui ne l'auraient sans doute jamais fait, le seul témoin écrit de leur existence, l'unique trace du sens donné à leur engagement résistant et à leur vie, la seule fois où ils se disent, s'inscrivent dans le monde, dans une communauté, dans un passé, dans la mémoire de ceux qui les liront. Et c'est face à la mort. Peut-être dans les derniers moments le résistant condamné jouit-il d'une liberté absolue ; la liberté du choix qui l'a conduit à s'engager et à risquer sa vie jusqu'à la perdre, la Liberté pour laquelle il a combattu, la liberté d'une écriture de soi à ceux qu'il aime ? Face à la mort imminente, la lettre concentre et libère les sentiments les plus forts et tout se précipite.

" Que d'idées se heurtent dans ma tête douloureuse " (Michel Rolnikas, 19 septembre 1941), " Tu vois, je ne trouve plus, le cerveau est vide. Ô ! que j'ai peur de souffrir (...) Mais idées se brouillent. (...) Je ne sais plus quoi mettre ". (Roger, à son épouse et à sa fille, 20 février 1942)

La mort est une dimension essentielle du temps des résistants et de leur rapport au monde. Avant de mourir le résistant, en l'écrivant, tente de l'apprivoiser et de lui donner un sens, pour soi, et pour ceux qui restent. Tous disent la certitude de l'utilité de leur mort, l'impérieux espoir mis dans l'avenir (4), toujours imaginé meilleur, qu'il s'agisse du bonheur personnel des survivants ou du futur du pays et de la société.

" Embrasse bien notre fils qui aura une plus belle vie que moi " (Eric Texier à sa femme, 17 septembre 1941), " Ton mari tombera la tête haute, le coeur solide, confiant dans l'avenir de bonheur qui règnera dans le monde. " (Jean Poulmarch' à son épouse, 22 octobre 1941).

Tous savent qu'ils abandonnent en mourant ceux qu'ils aiment, expriment leur immense angoisse de la peine et de la souffrance que causera leur sacrifice.

" Mais, ma Suzanne adorée, c'est pour toi que je suis inquiet. C'est de te laisser seule, sans appui, toi et mon Marcel chéri, qui me brise le coeur. C'est ta douleur à toi que je ressens " (Maurice Pillet à son épouse Suzanne, 15 décembre 1941)

Dans l'attente de sa propre mort le résistant condamné, avec courage, console, réconforte les êtres aimés, demande le respect et la reconnaissance de ses choix, de son engagement .

" Je suis sûr que vous me comprendrez, Papa et Maman chéris, que vous ne me blâmez pas. " (Tony Bloncourt à ses parents, 9 mars 1942)

" C'est dur quand même de mourir ", écrit le jeune Henri Fertet à sa famille le 26 septembre 1943. Face à la mort, la dernière lettre relie comme en communion le résistant aux siens, l'écriture comble leur absence, recrée leur présence

"Je me serre contre toi une dernière fois afin d'être plus fort et de sourire gentiment quand la mort viendra pour me prendre. " (Fernand Zalkinow à sa soeur, 9 mars 1942)),

il meurt parmi eux

(Marcel Rayman, FTP-MOI, organisateur de l'attentat contre Julius Ritter, écrit à sa mère : "Je t'aime, je t'embrasse, mais les mots ne peuvent dépeindre ce que je ressens. Ton Marcel qui t'adore et qui pensera à toi la dernière minute. Je t'adore et vive la vie." (21 février 1944))

, avec ce qui est unique, intime, commun et familier, les souvenirs, les objets, la photographie.

"J'embrasse bien fort ta photographie et je la serre sur mon coeur" écrit Georges Pitard à sa femme (19 septembre 1941)

Appréhender les lettres des fusillés comme des documents d'histoire c'est s'efforcer de surmonter une émotion qui, par un effet d'empathie absolue, nous submerge entièrement. Lire ces ultimes lettres, ces derniers messages, est si éprouvant ! Le faire c'est un peu, avec une crainte et un respect presque religieux, douloureusement, aborder un monde, à peine l'entrevoir, juste l'effleurer, avec le sentiment de toucher à l'essentiel, cet essentiel pour lequel ces résistants ont choisi le risque, la mort : la dignité humaine, la liberté, la foi, l'espoir mis dans un idéal, le bonheur, l'avenir et l'amour des siens. C'est accepter de se sentir profondément " dépassé " (5), démuni et sans voix devant ce qui est à la fois grand et demeure mystérieux.

Cécile Vast

(1) Pour reprendre l'expression chère à Pierre Laborie. Cf. Les Français des années troubles, Desclée de Brouwer, 2001
(2) Dans le même esprit, nous nous permettons de signaler la parution récente d'un petit ouvrage lumineux rédigé par Pierre Laborie, Les Français sous Vichy et l'Occupation, Toulouse, Milan (Collection : " Les essentiels "), 2003, 63 pages.
(3) Arlette Farge, Le bracelet de parchemin. L'écrit sur soi au XVIII° siècle, Paris, Bayard, 2003, p. 87.
(4) Pour ces résistants, l'engagement n'est-il pas par essence foi et espoir ?
(5) " On ne peut des fois qu'être [dé] passé et se plier à la destinée. ", écrit Samuel Tyzelman le 19 août 1941 dans la lettre adressée à sa famille.

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