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Suite française


Irène Némirovsky
Paris, Edition Denoël

 

Entre la reconstitution du parcours de Français emportés dans la " tempête " de l'exode de l'été 1940 et la conversion quasi instantanée de cette matière historique en récit romanesque, le roman posthume et inachevé d'Irène Némirovsky, Suite française, apporte un nouveau témoignage sur les débuts de l'occupation allemande, sur la difficulté à vivre avec, à y faire face et sur la complexité des choix, des sentiments et des attitudes. Le roman, dont l'atmosphère fait irrésistiblement penser au Silence de la mer de Vercors, a été écrit entre 1941 et juillet 1942.


Dans sa préface Myriam Anissimov retrace la vie et le destin tragique de cette femme écrivain de langue française née à Kiev dans une famille bourgeoise juive, arrêtée et internée à Pithiviers en juillet 1942 puis déportée et assassinée en août au camp d'Auschwitz. Irène Némirovsky s'était installée avec sa famille en France dans les années 1920, où elle publie une dizaine de romans, fréquente les cercles littéraires parisiens, se convertit au catholicisme. Réfugiée avec sa famille après la débâcle de juin 1940 à Issy-l'Évêque, village de Saône-et-Loire occupé par les Allemands, elle y rédige un projet de roman en cinq parties dont seules les deux premières " Tempête en juin " et " Dolce " seront achevées. Conservés dans une malle par sa fille aînée, Denise Epstein, retrouvés après la guerre, ces deux textes sont finalement édités soixante années plus tard par Denoël. Il est regrettable que Myriam Anissimov ne s'attarde pas suffisamment sur l'intérêt et la portée du texte publié. Le lecteur découvre ainsi un roman dont le contenu n'a qu'un rapport très lointain avec les quelques bribes subjectivement retenues par la préfacière ou avec son jugement à sens unique, trop simple, trop répandu, sur le " portrait implacable de la France veule, vaincue et occupée " qu'aurait brossé Irène Némirovsky.

Certes on croisera les Péricand, famille bourgeoise dispersée par la guerre, fuyant l'avancée allemande sur Paris, jetée sur les routes encombrées et bombardées de l'exode, et dont la préoccupation première est de préserver son rang parmi une foule d'anonymes. On suivra sur ces mêmes routes l'itinéraire de Gabriel Corte, écrivain plutôt raté, égoïste et opportuniste, soucieux avant tout de sauver ses manuscrits et qu'Irène Némirovsky projetait de dépeindre comme " violemment collaborationniste ". " Corte est un de ces écrivains dont l'utilité se révèle éclatante dans les années qui suivirent la défaite, commente-t-elle dans son journal de bord; il n'avait pas son pareil pour trouver les formules décentes qui servaient à parer les réalités désagréables " . On lira aussi l'effervescence et les idées tourmentées d'un jeune garçon, Hubert, échappé sur un coup de tête à sa famille pour rejoindre juste avant l'armistice les dernières défenses françaises : " Ces gens qui refusaient aux réfugiés un verre d'eau, un lit, ceux qui faisaient payer les œufs à prix d'or […] Ces valises de cuir fauve et ces femmes peintes sur un camion plein d'officiers, tant d'égoïsme, de lâcheté, de cruauté féroce et vaine l'écœurait. Et le plus affreux était qu'il ne pouvait ignorer ni les sacrifices, ni l'héroïsme, ni la bonté de certains. […] Ces soldats qui n'avaient ni mangé ni bu et qui allaient se battre pour une cause désespérée étaient des héros. Il y avait du courage, de l'abnégation, de l'amour parmi les hommes. "

C'est justement dans l'observation sensible, nuancée et sans jugements de cette confusion créée par la défaite et les débuts de l'Occupation que réside tout l'intérêt de ce roman posthume. Irène Némirovsky s'attache à décrire des comportements où coexistent les sentiments les plus contradictoires, jamais clairement et définitivement figés. L'attention qu'elle porte aux événements, petits et grands, donne un aperçu de leurs perceptions par les divers personnages d'un roman qui s'ouvre sur le déferlement des Allemands de juin 1940 et se clôt avec leur départ pour le front russe en juillet 1941. Du point de vue romanesque les événements servent de ressorts dramatiques au récit, révélant ou cristallisant les attitudes.

Le texte s'ordonne autour de deux périodes distinctes, l'été et l'automne 1940, le printemps 1941. La première partie (" Tempête en juin ") retrace avec mouvement le chaos et la fuite sans but puis le retour chez soi de quelques Français dont les parcours se croisent sur les routes de l'exode. La seconde (" Dolce ") plus lente, presque immobile, dans l'attente ou le temps suspendu, dessine le tableau tout en nuances de Bussy, village mi-réel mi-imaginaire du Morvan occupé le temps d'un printemps par un régiment allemand.


Dans ce bourg rural de la zone occupée que l'on devine proche de la ligne de démarcation, la présence quotidienne de ces soldats allemands vainqueurs contraste avec la lourde absence des prisonniers français et la solitude des femmes. Un couple de châtelains, vicomte et vicomtesse de Montmort, admirateurs du maréchal Pétain, anticommunistes, et dont on apprend pourtant que la femme tapait et distribuait secrètement les " Prophéties de Sainte-Odile " , côtoient des paysans décrits comme frustres, cherchant à s'émanciper de leur condition de métayers. La guerre, les restrictions et les exigences des Allemands exacerbent les ressentiments de classes, les suspicions et les jalousies de voisinage. Au début de 1941, les habitants du village écoutent la radio anglaise, observent les Allemands, vivent leur présence avec méfiance sans germanophobie marquée, si ce n'est celle des " mères de prisonniers ou de soldats tués à la guerre qui appelaient tout bas sur leurs têtes la malédiction divine ". Dans une maison bourgeoise Lucile Angellier attend le retour incertain de son mari prisonnier, qu'elle sait infidèle, et cohabite quotidiennement avec sa belle-mère farouchement germanophobe. C'est là que s'installe un officier allemand Bruno von Falk et que s'esquisse une relation trouble, étouffée, inavouable et finalement impossible entre Lucile Angellier et l'officier allemand. Sous la plume empathique d'Irène Némirovsky Lucile et l'officier se parlent, leurs sentiments sont plus aboutis, les doutes et les déchirements s'y expriment sans détours. Ces deux personnages, l'Allemand cultivé et francophile et la jeune femme française secrète qui n'hésite pas à cacher un compatriote, ressemblent à ceux du Silence de la mer, Werner von Ebrennac et la nièce du narrateur.

À travers les pensées, les gestes, les sentiments et les réactions de ses nombreux personnages, le roman d'Irène Némirovsky rejoint les observations d'un Léon Werth sur les attitudes quotidiennes des habitants d'un bourg de la zone occupée au printemps 1941. L'attente, l'expectative et l'incertitude sur la guerre : " J'espère qu'il sera bientôt au fond de la Manche " souhaite tout bas à un soldat allemand une villageoise. Et l'auteur de commenter : " car on attendait à cette époque un essai d'invasion de l'Angleterre et chaque jour pour le lendemain ". Les difficultés et les épreuves douloureuses des choix, l'obligation de décider de son attitude et de se déterminer dans une situation d'occupation, le désir de paix, la volonté aussi, intense, d'échapper à la guerre, de s'évader, sont autant de thèmes qui traversent toute la seconde partie du roman et en font l'originalité. Némirovsky décrit avec sympathie les contradictions intimes des personnes et celles d'une " communauté " de Français prisonniers, qu'un destin, un " lien invisible " relie entre eux.. Ainsi de Lucile Angellier qui " se sentait — ligotée — captive — solidaire de ce pays prisonnier qui soupirait tout bas d'impatience et rêvait " . C'est cette aspiration à fuir le destin collectif — tout en s'y sentant viscéralement liée — et à vivre autrement qui pousse l'héroïne à cacher malgré le danger le métayer Benoît Sabarie, meurtrier par jalousie de l'officier allemand qu'il hébergeait. Et Irène Némirovsky de dévoiler tout un tissu de solidarités rurales enfouies, vivantes et dont on sait qu'elles se révéleront précieuses autant pour les évasions de prisonniers, que pour les réfractaires au STO, les caches des juifs persécutés, ou la survie des maquis. Pour les Allemands, analyse justement l'écrivain, " le crime lui-même ne les affectait pas d'ailleurs autant que cette solidarité, cette complicité qu'ils sentaient autour d'eux (car enfin, pour qu'un homme échappe à un régiment lancé à ses trousses, c'est que le pays tout entier l'aide, l'abrite, lui donne à manger à moins naturellement qu'il ne fût terré dans les bois ou, chose plus vraisemblable encore, qu'il n'eût quitté la région, mais cela, de nouveau, ne pouvait se faire qu'avec l'aide active ou passive des gens) ".

Némirovsky révèle aussi comment cette action violente et ces gestes de solidarité redonnent soudain une fierté et clarifient les rapports entre occupants et occupés.

On est loin, très loin, de la veulerie généralisée décrite par Myriam Anissimov dans sa préface et qui, par ce jugement rapide, dénature le sens profond et historique du beau et fragile témoignage d'Irène Némirovsky. Elle ne raconte nullement dans son roman l'histoire d'une masse " inerte " de Français " haïssables " mais s'attache plutôt à montrer les multiples contradictions — qui du reste ont peut-être été les siennes — qui ont parcouru les vies d'individus confrontés au choix, à la décision, à la détermination obligatoire et aux souffrances de la guerre et des débuts de l'occupation allemande.

Cécile Vast