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Les usages politiques du passé dansla France contemporaine
Organisé par le Centre d'histoire sociale du XXe siècle (univ. de Paris 1)
Du 25/09/2003 au 26/09/2003 à Paris

 Organisé par le Centre d'histoire sociale du XXe siècle de l'Université Paris 1-Sorbonne avec le concours d'une trentaine d'historiens et de sociologues, ce colloque a fait l'objet d'une publication en ligne quasi-intégrale sur le site internet  du CHS (http://histoire-sociale.univ-paris1.fr), et d'une publication imprimée en deux volumes aux Presses Universitaires de Provence en 2006. C'est donc en insistant plus particulièrement sur ce qu'il nous a appris de la  mémoire de la 2e guerre mondiale que l'on voudrait présenter les avancées de cette rencontre.

 L'objectif fondamental du colloque était d'examiner, à travers les stratégies des différents acteurs sociaux (Etat central, pouvoirs locaux, partis, syndicats, associations), l'hypothèse d'un changement du rapport de la société française au temps historique durant ces dernières décennies, exposée par François Hartog[1]  : nous serions à l'ère du « présentisme », marquée par le poids du temps présent dans la conscience des individus au dépens de l'avenir, et qui succéderait à une autre ère - celle de la construction de la République et de l'espérance révolutionnaire - où, depuis la 2e moitié du XVIIIe siècle, notre perception de l'histoire était structurée par des « horizons d'attente » forts. La date de départ de 1970 a été choisie parce qu'elle permettait l'hypothèse d'une mise en relation avec une autre tendance propre aux décennies suivantes[2] : la progression des  mémoires régionales et identitaires aux dépens de la mémoire nationale.

L'Etat et la gestion du passé  : une « prudence républicaine »

 Durant ces trente ans, le comportement de l'Etat  dans sa politique de mémoire se caractérise par une constante remarquable qu'a dégagée Claire Andrieu, rapportrice des communications sur le sujet : la « prudence républicaine » à l'égard de toute évolution brutale de la mémoire nationale. Les exemples sont particulièrement frappants concernant la guerre d'Algérie (l'officialisation de l'appellation « guerre » d'Algérie date de 1999[3]) ou la mémoire de l'esclavage, mais il en est de même pour la seconde guerre mondiale. Ainsi, la reconnaissance du rôle de la France dans la déportation des Juifs (discours de Jacques Chirac en 1995) arrive près de deux décennies après le tournant historiographique correspondant. Seul exemple contraire, la suppression de la commémoration du 8 mai 1945 voulue par Valéry Giscard d'Estaing en 1975 s'est avérée intenable devant les réactions des anciens combattants[4]. Ce cas manifeste avec éclat les raisons de ladite « prudence » : dans le domaine de la mémoire, l'Etat ne peut imposer une décision nouvelle sans négocier avec la société civile.

 Le seul exemple de réussite « volontariste » cité - la création de la Journée annuelle de la Femme par Yvette Roudy - ne contredit pas ce constat : si elle n'a pas été remise en question, c'est en raison de la demande de reconnaissance croissante des femmes durant les vingt années suivantes. Du coup , les politiques, jamais enthousiasmés par la célébration du 8 mars, se sont retrouvés d'accord pour la considérer comme le « minimum » à concéder à la demande sociale. Autre symptôme de cette prudence, l'autre initiative mémorielle nationale en faveur des femmes, prise en 1995 : la première femme panthéonisée est Marie Curie, préférée à une figure de Résistante (Bertie Albrecht) parce que plus propice à un consensus.

 L'Etat peut être aussi contraint à la « négociation » par le contexte international. Comme l'a signalé Henry Rousso dans le débat, c'est lui explique l'adoption par la France d'une politique de réparation à l'égard des victimes de la Shoah. L'analyse faite par Denis Rolland[5] de la place réservée à la 2e Guerre Mondiale sur les sites internet des Ministères Affaires Etrangères de différents pays donne une extension comparatiste à ce constat : la prise en compte des pressions internationales explique que l'Allemagne et la Suisse soient les seuls à aborder de front leur responsabilité propre pendant la période 1939-45.

 En fait, durant ces décennies, l'Etat est rarement l'initiateur d'une politique de mémoire. Le plus souvent, il répond à une demande qui l'oblige à arbitrer entre des mémoires particulières ; ainsi, la notion de Juste est le résultat d'un arbitrage[6].  L'Etat veut le consensus au nom de l'unanimité nationale. Mais ce souci d'éviter ce qui divise est poussé parfois jusqu'à un point tel (cf le choix tout récent d'une date sans réelle signification historique,le 5 décembre, pour commémorer la fin de la guerre d'Algérie) qu'il semble privilégier dans la politique de mémoire la sensibilité plutôt que l'affirmation d'un « sens ».

 Certes, dans le domaine de la seconde guerre mondiale, cette gestion conservatrice par l'Etat de la mémoire nationale a préservé un invariant remarquable : la signification du 8 mai 1945, « victoire sur le nazisme considéré comme figure du Mal » (Claire Andrieu). Cependant, elle s'est accompagnée d'une mutation de la mémoire de la déportation : le centre de gravité s'est déplacé progressivement de la déportation résistante vers la déportation juive. Ce fait, comme la place récente prise par la mémoire de l'esclavage (avec la demande de reconnaissance de « crime contre l'humanité »), semble manifester une attention de plus en plus grande portée aux « victimes », principalement (au niveau de l'Etat), dans les années 90.

 Or, si l'usage de la culpabilisation de l'Etat, est , comme l'a remarqué Pierre Laborie, une constante des mémoires identitaires particulières, on peut s'interroger sur la mémoire nationale que construit la prise en compte prioritaire de ces revendications. Antoine Prost estime qu'en insistant sur la part négative de l'histoire nationale, le passage de la mémoiire combattante à la mémoire des victimes construit une image de la Nation « comme l'entité par laquelle le malheur arrive ». Le fait qu'elle soit assumée par l'Etat, à une période où lui-même se trouve pourtant remis en question dans d'autres domaines, montre a contrario la difficulté  qu'il éprouve à promouvoir des choix positifs, à user du passé non comme d'une contrainte à prendre en compte, mais comme un héritage à « choisir » - signe de l'effacement relatif d'une vision incarnée du « futur » de la Nation ?

 Les pouvoirs locaux et la société civile (partis, syndicats, associations)

 Lorsqu'on élargit la réflexion à l'ensemble de la société civile, la première constatation qui frappe concernant les trente dernières années, c'est une explosion du nombre des manifestations locales liées au passé dans la France d'aujourd'hui, repérable à travers les multiples approches de cas du colloque : musées d'histoire, éco-musées, fêtes et spectacles de rues, baptêmes de noms de rue, travaux d'historiens. Aucun de ces phénomènes n'est une totale nouveauté : il y a une tradition, importée d'Angleterre, des « spectacles vivants » du type Puy du Fou, une tradition des « éco-musées » reliée au long héritage folklorique. C'est le changement d'échelle quantitative qui est frappant, surtout à partir des années 80[7].

 Cet accroissement est d'abord lié à un changement considérable des conditions de production et de réception locale de « l'Histoire ». La croissance exponentielle des universités a produit des diplômés nombreux et diversifiés, dont beaucoup se sont voués à d'autres métiers que la recherche,  et tout un nouveau public prêt à recevoir de la culture.  D'autre part, ils côtoient dans ces manifestations locales des représentants d'autres couches sociales (techniciens, couturières, etc) qui ont acquis durant cette période une culture basée sur la télévision beaucoup plus que sur l'écrit. La grande nouveauté de la période est bien une véritable « démocratisation » de l'appropriation du passé, liée à l'élévation massive du niveau d'instruction.

 Christian Bosseno et Patrick Garcia, rapporteurs sur ce sujet, soulignent qu'en région, le dynamisme des manifestations liées à l'histoire locale, contraste avec la tiédeur des cérémonies à caractère national[8], de même que les grands hommes s'effacent relativement devant la mise en scène des vies ordinaires (cf la patrimonialisation des gestes des métiers). Si la décentralisation politique, survenue au milieu de la période, a amplifié le phénomène, elle n'en est certainement pas la cause, comme le montrent notamment la construction dès la décennie 70 de « contre-cultures régionales » (Bretagne, pays cathare).

 Cependant, du côté des pouvoirs locaux, le repli sur le « local » ne signifie que marginalement la mise en avant idéologique de contre-cultures (l'exploitation du passé contre-révolutionnaire par le conseil général de Vendée semble un cas isolé[9]). Ils semblent bien plus souvent soucieux d'encourager un usage «pacifié » du passé : construction de mémoriaux de la paix sur les champs de bataille à Verdun et Caen, appui au colloque de Brest sur les identités régionales pour éteindre une polémique concernant le mouvement nationaliste breton[10]. Surtout, cette tendance va souvent jusqu'à une « patrimonialisation » du passé, vidé de ses enjeux politiques ou sociaux encore actuels par le soin des services de communication. Ainsi les monographies commandées par des villes nouvelles (Saint-Quentin-en-Yvelines et Cergy-Pontoise), la collection Histoire(s) d'Agglo lancée à Rouen comme une série de récits non hiérarchisés, les histoires de « grands ensembles » des années 50-60, transformés ainsi en  « lieux de mémoire »[11]. Phénomène que Jean-Marie Guillon retrouve dans l'évolution de la toponymie provençale[12], où les noms de rue à caractère politiques ont cédé le pas à des appellations « neutres (artistes et écrivains régionaux, noms évoquant la flore et la faune, les travaux agricoles...).

 Chez les partis politiques et syndicats, organisations où l'instrumentalisation politique du passé est en quelque sorte légitime, c'est la progression de l'usage de l'Histoire comme substitut progressif à l'action militante qui frappe chez ceux qui traversent une  crise d'identité.  Le PCF, qui a cru que l'essor de l'histoire locale dans les années 70 constituait un nouveau terrain idéologique à occuper (il a suscité des histoires locales du PCF via des associations constituées autour d'enseignants), a constaté à partir du déclin de la décennie suivante que ces auto-histoires, centrées surtout sur la Révolution et la Résistance, n'avaient aucun effet externe, servant seulement à alimenter les rites commémoratifs d'attachement au parti[13]. De son côté, la CGT semble redouter cet usage limité, ne sachant trop quoi faire de l'Institut d'Histoire Sociale qu'elle a créé en 1982 dans l'espoir de former par l'histoire de nouvelles générations de syndicalistes : la crédibilité progressivement acquise au sein de la communauté historienne par l'IHS, composé d'universitaires et d'anciens militants, apparaît un gain difficilement utilisable au profit des préoccupations actuelles des adhérents du syndicat[14]. Chez le PS, enfin, ce rétrécissement de l'usage politique du passé au rang d'instrument de « réassurance identitaire » semble accepté, si l'on en juge par les motions et contributions du congrès de 2003 : l'histoire du parti n'y est jamais objet de débat, mais plutôt convoquée par tous les courants à partir d'un Panthéon commun immuable dont est unanimement exclu la figure-repoussoir de Guy Mollet[15].

 Les associations, par leur croissance, l'afflux des retraités, l'utilisation d'habitants au lieu de professionnels, la longueur des mobilisations, manifestent spectaculairement les mutations de la« demande sociale » d'histoire : de nouveaux acteurs, mais aussi l'utilisation de nouveaux artefacts (photographies, objets) à côté des documents écrits. Cependant, dans beaucoup de cas, le résultat aboutit moins à de l'histoire culturelle qu'à se placer dans un « hors temps » : on évacue dans certains musées la contextualisation historique, soit au profit de l'évocation d'un « monde perdu » (cf les éco-musées), soit au profit d'un « présent éternel ». Le diagnostic sur les associations rejoint ainsi celui fait plus haut pour les pouvoirs locaux. D'ailleurs, l'usage d'objets de la Deuxième guerre mondiale comme purs « symboles » anhistoriques est commun à bien des musées associatifs et à un musée municipal comme le mémorial de Caen[16]. On semble donc trouver là le « présentisme » tel que le définit Hartog, où l'usage du passé se trouve relégué dans le domaine de l'affectivité plus que de la compréhension.

 Cependant, les participants du colloque ont fait preuve de prudence au moment de tirer les conclusions de cette multitude d'études de cas.  D'abord, sur l'interprétation de l'usage de l'histoire comme « réassurance identitaire ». Pour Hervé Glevarec[17], les pratiques des associations du patrimoine montrent qu'ils s'agit bien moins de préserver un monde inchangé (en défendant un patrimoine menacé par la modernité) que de créer des activités nouvelles sur des territoires menacés de désocialisation (diffusion de bulletins, campagnes photographiques, construction de  musées). On pourrait tout au plus parler de pratiques tendant à une dépolitisation des enjeux.

 Cependant, leur effet n'a pas été vraiment étudié, le colloque étant centré plutôt sur la production des discours et des pratiques que sur leur réception. Dans quelle mesure les électeurs, les militants, le public adhèrent-ils à l'identité que l'Etat ou l'élu, le parti ou le syndicat, l'association ou le musée leur proposent ? La « dépolitisation », dans le domaine du passé comme dans d'autres, aboutit-elle à un gain effectif pour les « pouvoirs » qui la proposent, et lesquels ? Comment les individus jouent-ils sur la pluralité des identités possibles ? N'y a-t-il pas, au total, plutôt coexistence des « régimes d'historicité » ?  Une étude des conditions de la réception du « passé » mettrait sans doute davantage en exergue l'importance de l'évolution technique des medias, dans une période où le rapport au temps et à l'espace s'est déjà profondément modifié avec l'avènement des medias audiovisuels de masse, mais où une nouvelle évolution se profile peut-être avec l'entrée dans l'ère du « numérique ».                                                                                                                  Bruno Leroux

 [1] François Hartog, Régimes d'historicité - Présentisme et expériences du temps , Le Seuil - La librairie du XXème siècle, 2003.

[2] Cf Antoine Prost, Douze leçons sur l'histoire, Le Seuil, coll.  « Points-Histoire », 1996.

[3]  Benjamin Stora : « Le retour des souvenirs de la guerre d'Algérie dans les sociétés française et algérienne », et Guy Pervillé : « Les historiens de la guerre d'Algérie et ses enjeux politiques en France ».

[4] Patrick  Garcia : « « Du passé faisons table rase ? » Valéry Giscard d'Estaing, la modernité et l'histoire ».

[5]  Denis Rolland : « Internet et les ombres chinoises : stratégies de mémoire, lacunes d'histoire, mythologies institutionnelles et politiques ».

[6] Sarah Gensburger : « Usages politiques de la figure du Juste : quel rapport à l'Histoire ? ».

[7] cette constatation générale du colloque s'applique bien aux musées de la Résistance : les étudiant en 1997,  Marie-Hélène Joly  constatait que les ¾ d'entre eux avaient été créés après 1979 ; cf son article sur « Les musées de la Résistance » in Jean-Yves Boursier (sous la coordination de), Résistants et Résistance, L'Harmattan, 1997.

[8] Phénomène étudié en particulier par Guillaume Mazeau dans sa communication :« Le passé, entre acculturation politique et recherche d'une identité : des fêtes dans le Nord du Cotentin ».

[9] Didier Guyvarc'h : « Les us, les abus et les silences de l'histoire dans une assemblée départementale. Le cas de la Loire-Atlantique depuis 1968 »

[10]  Marc Bergère : « Les usages politiques de la seconde guerre mondiale en Bretagne : histoire, mémoire et identité régionale »).

[11] Loïc Vadelorge : « Les affres de l'histoire locale 1970-2000 ».

[12]  Jean-Marie Guillon : « Panthéon fin de siècle ».

[13]  Julian Mischi : « Le travail partisan de légitimation historique dans la stratégie d'implantation du PCF ».

[14]  Michel Pigenet : « Entre exigences historiennes, impératifs d'organisation et démarche identitaire : l'institut CGT d'histoire sociale (1982-2002).

[15]  Frédéric Cépède : « Les socialistes, l'histoire à contribution ou le long remords de l'histoire ».

[16] cf. l'étude récente de Sabine Van der Hoorn  sur « L'expérience individuelle dans les musées de la seconde guerre mondiale » (DEA soutenu au Muséum d'histoire naturelle en 2002).

 

[17] Hervé Glevarec : « Le nouveau régime d'historicité porté par les associations du patrimoine ».