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Les Bretons au lendemain de l'Occupation. Imaginaire et comportement d'une sortie de guerre. 1944-1945


Luc CAPDEVILA
Rennes, Edition Presses Universitaires de Rennes, 1999, 449 pages

Fruit d'une thèse soutenue en 1997 à l'Université de Rennes II, l'ouvrage de Luc Capdevila, maître de conférences à cette même université et chercheur au CHRISCO (1), retrace avec précision le processus de "sortie de guerre" auquel les Bretons se trouvent confrontés depuis les mois de mai et de juin 1944 jusqu'au début de l'année 1946. Sous l'Occupation et au moment de la libération du territoire français, la situation de la Bretagne est singulière : la densité de la présence allemande a d'abord suscité dans la population des sentiments anglophiles et gaullistes précoces. Par ailleurs, à l'automne 1944 le territoire breton n'est que partiellement libéré, les poches de Lorient et de Saint Nazaire restant aux mains des Allemands jusqu'en 1945. Enfin, à la Libération, l'épuration judiciaire en Bretagne est relativement modérée par rapport au reste du pays.
Inscrivant son étude dans la continuité des travaux de Pierre Laborie, Luc Capdevila analyse les comportements et la façon dont les "gens ordinaires" des quatre départements bretons vivent les événements de la courte période qui entoure la Libération ; croisant des sources diversifiées (procès verbaux des chambres civiques et des tribunaux, archives des préfectures, des CDL (2)et des CLL (3), presse régionale et locale, etc.) il s'intéresse aux représentations et aux imaginaires du temps de la Libération qui imprègnent et façonnent les attitudes, transforment les perceptions de la réalité.

"Mythes" et réalités.

Tout au long de son étude, Luc Capdevila confronte la réalité vécue à un certain nombre de "mythes" (4) construits à la Libération, et qui ont longtemps perduré. Celui de l'insurrection généralisée et de la guerre civile d'abord ; Luc Capdevila montre que l'insurrection a surtout été le fait d'une minorité résistante. De même la guerre civile n'eut été possible que par la présence d'un ennemi intérieur, par sa durée et par l'engagement massif des populations. Or l'ennemi ce sont les Allemands, il est extérieur, l'"insurrection" ne concerne qu'une minorité, et elle ne dure que peu de temps. Autre "mythe", celui de la dualité des pouvoirs à la Libération, partagés entre les représentants de l'Etat et de l'ordre républicain (les préfets) et ceux, supposés non contrôlés, des représentants locaux de la Résistance (CDL et CLL). La réalité est plus complexe. Certes des tensions ont existé, des conflits de personnes en particulier, opposant les préfets et les présidents de CDL, mais en règle générale, il y eut collaboration entre ces deux "pouvoirs". Les divergences de perception qui ont créé ce "mythe" résident dans les cultures politiques différentes des représentants de l'Etat, et des résistants locaux, ces derniers davantage enracinés dans les traditions politiques locales.

Par ailleurs, le Parti communiste n'est pas étranger à la construction de cette image d'un pouvoir double ; tout en participant au CFLN, le PCF cherche à renforcer, par l'intermédiaire des CLL, les pouvoirs locaux issus de la Résistance.

Formes d'épuration et pouvoirs à la Libération.

Largement annoncée et préparée par les résistants bien avant la Libération, l'épuration était attendue de tous, parfois même redoutée ; aussi a-t-elle pris des formes diverses et suscité des sentiments partagés, voire passionnés, quant à ses résultats. Décrivant précisément l'épuration dans les quatre département bretons, Luc Capdevila en distingue finalement deux grandes modalités ; l'une, qu'il qualifie de "policée", est menée par les organismes institutionnels mis en place dès la Libération, chambres civiques et tribunaux militaires. La seconde forme d'épuration est prise en charge par les communautés locales, il s'agit, écrit Luc Capdevila, d'une épuration "de voisinage car elle est mise en oeuvre pour nettoyer l'espace vécu, qu'il soit public ou privé, ainsi que la communauté locale à laquelle les individus s'identifient ; par ailleurs, dépourvue des rites et de l'apparat de la violence d'État, elle est immédiate, communautaire, souvent brutale mais limitée dans ses excès." (p. 122). Enfin, non négligeables mais de courte durée, et finalement limitées, les violences diverses, expéditives (homicides et tentatives d'homicides) commises contre des "ennemis" et des "traîtres" par des membres de la Résistance locale armée (FFI, FTP, parachutistes). Si elles témoignent d'une "culture de guerre" propre à la Libération, ces violences s'expliquent aussi par l'encadrement et la responsabilité des chefs résistants. De fait tous les départements de Bretagne n'ont pas été touchés également par les exécutions sommaires. Parfois il s'agissait aussi pour la Résistance locale d'impressionner les populations et de marquer symboliquement, par ces "actes de justice", son autorité.

Luc Capdevila revient longuement sur cet aspect emblématique de l'épuration que furent les tontes. Assumée par une grande partie de la Résistance locale (militaire et politique), cette justice sexuée n'a pas été, contrairement à l'image qui en est restée, spontanée. Organisées et largement encadrées par les pouvoirs locaux, les tontes ont souvent précédé les décisions judiciaires. Elles reflètent aussi leur époque et témoignent d'une forme de brutalité spécifique exercée par des hommes sur des femmes.

Les relations ambivalentes que les populations locales ont entretenu sous l'Occupation avec les résistants, mélange de complicité, de crainte et de méfiance, ont été bien décrites par les historiens (5) ; Luc Capdevila montre qu'elles perdurent encore à la Libération, et qu'avec le retour progressif à l'ordre républicain, l'écart entre Résistance et population grandit. Ainsi, aux élections municipales de mai-juin 1945, les Bretonnes et les Bretons choisissent les partis politiques traditionnels et n'adhèrent que très peu à la Résistance et aux projets qu'elle porte. Surtout, les représentations imaginaires de la Résistance, construites au prisme des réalités vécues, ont envahi les esprits et orienté les comportements.

Systèmes de représentation, sortie de guerre et unité nationale.

Le processus de sortie de guerre et partant, la reconquête du sentiment d'unité nationale, se sont déroulés en plusieurs phases, chacune appelant une appréhension des événements ainsi que des systèmes de représentations multiples. Ainsi de juin à août 1944, avant et après le débarquement et la libération, la phase d'"insurrection" et les violences qu'elle entraîne, a été anticipée par les populations, qui adaptent leurs comportements. Par la suite, dans l'immédiate après-Libération, entre les mois d'août et de novembre 1944, au moment où se côtoient violences résistantes, épurations policée et de voisinage, des images se construisent, plus particulièrement celle, négative, d'une Résistance locale recrutant parmi les "jeunes gens" et les "résistants de la dernière heure". Dès lors que les pouvoirs se normalisent et que se rétablit l'ordre républicain, l'épuration tant attendue et perçue comme indissociable d'une régénération de la société, suscite frustrations et amertume, parce qu'elle est prise en charge par la justice institutionnelle. De fait, les priorités des dirigeants (préfets et juges) sont très éloignées des préoccupations des "gens ordinaires" : les plaintes recueillies (et filtrées) par les CDL dénoncent pour l'essentiel des pratiques de collaboration économique, elles désignent prioritairement les commerçants, paysans et autres "profiteurs de guerre". Or les pouvoirs civils condamnent davantage la collaboration politique, moins la collaboration économique ; le décalage est important, il donne aux populations le sentiment d'une épuration inachevée. Finalement l'opinion juge l'épuration trop molle, contradictoire au regard de la nécessité de reconstruction d'une identité qui se nourrit alors du besoin de montrer, le cas échéant de prouver, que l'on est un "bon Français".

On touche là l'une des conclusions les plus riches du livre de Luc Capdevila. La reconstruction progressive de l'identité nationale entre août 1944 et fin 1945, le besoin pour les "gens ordinaires" de se situer en positif ou en négatif par rapport à ceux qui se sont engagés (collaborateurs ou résistants), tout cela entraîne une relecture du passé récent de l'Occupation, des combats de la Libération et des conséquences physiques et morales de l'épuration, et aboutit finalement à la nécessité de montrer son appartenance à une communauté de destin marquée aussi bien par la souffrance (privations, violences, exactions) que par l'attente espérée de la Libération certaine.

Plus qu'à une certaine image de la Résistance, incarnée par le général de Gaulle et mythifiée par la clandestinité, les "gens ordinaires" se reconnaissent davantage dans cette communauté de souffrance façonnée par la présence encore forte du passé récent de l'Occupation et de ses privations, par les violences exercées par les Allemands et le processus de victimisation qu'elles ont entraîné, également par une identification des communautés aux martyrs de la Résistance, en particulier à travers les hommages funèbres rendus en novembre 1944. Cette reconstruction identitaire autour de la souffrance est si marquée, qu'au retour des déportés, en avril-mai 1945, les sentiments patriotiques s'exacerbent, par conformisme le plus souvent. A l'opposé, le "mauvais Français" doit être exclu de cette communauté dont il n'a partagé ni la souffrance ni l'espérance dans la victoire, soit qu'il ait rejoint l'Allemagne, soit qu'il ait trahi et collaboré, soit qu'il ait dissous son identité de Français. Enfin, ce n'est qu'à la fin de l'année 1945, l'identité nationale étant pleinement recomposée et la société apaisée, que l'épuration s'éloigne des priorités des Bretons. Les préoccupations quotidiennes dominent alors, le passé récent s'oublie, il n'est plus nécessaire de se situer par rapport à lui, enfin le futur se déplace, ouvert sur la reconstruction matérielle et les améliorations sociales. C'est une autre histoire.

Cécile Vast

Notes
1. Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés et Cultures de l'Ouest
2. Comités Départementaux de Libération
3. Comités Locaux de Libération
4. Dans le sens d'idées, d'images, presque de stéréotypes, laissés à la Libération par ceux qui l'ont vécu.
5. Parmi lesquels Pierre Laborie, François Marcot et H. R. Kedward.

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