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La justice du pire. Les cours martiales sous Vichy


Virginie SANSICO
Edition Payot, 2003

 

Cet ouvrage s’inscrit dans l’effort d’analyse approfondi de la justice de l’Etat français entrepris depuis plusieurs années par des historiens et des juristes. Il permet de dépasser l’image simpliste souvent véhiculée des « cours martiales de la Milice » instaurées en 1944 pour lutter contre la Résistance. Trop souvent elles apparaissent encore comme de purs instruments aux mains de fanatiques, dont l’action était finalement plus proche d’exécutions sommaires que d’une justice expéditive, ce qui conduit à privilégier l’impression de rupture avec le système judiciaire antérieur en soulignant le facteur décisif de la radicalisation politique du régime fin 43.

Bien sûr, ce tournant est à l’origine même des cours martiales : Darnand, chef de la Milice, entre au gouvernement et obtient les clés de la répression anti-résistante, organisant le dessaisissement de la Justice au profit de ces nouveaux organismes administratifs, rattachés à son Secrétariat général du Maintien de l’Ordre. En 6 mois, elles prononceront 200 condamnations à mort.

Cependant, Virginie Sansico rappelle d’abord à quel point la radicalisation de fin 43 est, dans le domaine judiciaire, le point d’aboutissement logique d’un processus beaucoup plus long, commencé dès les débuts de Vichy : celui de l’instrumentalisation de la Justice, voulu par les promoteurs de la Révolution nationale dès l’origine pour lutter contre « les ennemis de la Nation », en aménageant d’abord les tribunaux ordinaires, puis en multipliant à partir de 1941 les juridictions d’exception aux pouvoir sans cesse accrus, notamment les trop célèbres « sections spéciales ». Cette démonstration synthétise les principaux apports de l’ouvrage collectif La justice des années sombres (La Documentation française, 2002), auquel elle a contribué et dont nous avons déjà rendu compte.

L’auteur complète et précise cette interprétation en replaçant les cours martiales au sein du système répressif de Vichy en 1944 : elles ne doivent pas masquer le fait que les instances judiciaires continuent à jouer leur rôle, même si elles passent au second plan. Ainsi, une juridiction comme la section spéciale de Lyon accroît encore son activité au premier semestre 1944 (60% des 208 affaires jugées pendant ses dix-huits mois d’existence, entre janvier 43 à juillet 44). Mais, alors qu’elle juge des faits de plus en plus lourds (détention ou usage d’armes et d’explosifs alors qu’en 43, il s’agissait très souvent de possession ou distribution de journaux ou tracts clandestins), on voit les peines prononcées décroître (5 peines de mort en 43, 1 seule en 44 et par défaut). C’est bien le signe que les magistrats sont de plus en plus sensibles au poids politique d’une Résistance qui n’est plus ultra-minoritaire et peut constituer l’Etat de demain. L’’instauration des cours martiales vient ici compenser les réticences de la justice institutionnelle à durcir la répression.

Mais dans cette nouvelle configuration, c’est moins une crise du système qui s’instaure qu’une nouvelle complémentarité. En effet, divers indices tendent à prouver, malheureusement, que les cours martiales ne sont pas vraiment contrecarrées dans leur action par les autres acteurs de la répression. En premier lieu, les protestations des magistrats contre leur dessaisissement dans telle ou telle procédure particulière semblent purement de forme, fondées sur des arguties techniques, jamais à partir des fondements du droit.

Par ailleurs, force est de constater l’appropriation de la nouvelle législation par l’ensemble du système policier et judiciaire : à la prison Saint-Paul de Lyon, sur 152 mandats de dépôt faisant référence à loi sur du 20 janvier 1944, Virginie Sansico constate que seuls 52 ont abouti à un passage effectif devant la cour martiale locale. Autrement dit, en amont, policiers et gendarmes se sont appuyé sur la nouvelle loi pour écrouer provisoirement tout suspect encombrant sans avoir à se justifier devant aucune autorité au moins dans un premier temps. Une partie des 100 détenus restants resteront en prison sans que rien se passe (leur cas est finalement assimilable à celui des internés administratifs). Une partie des autres sera récupérée par la Justice, avec peut-être, à l’égard de certains, la volonté d’un juge de leur épargner la cour martiale. Mais, à terme, le résultat majoritaire de ces 152 mandats de dépôt est d’une gravité singulière : c’est parmi ces détenus que seront choisis en priorité les résistants extraits de la prison le 29 juin 1944 par les Allemands pour être déportés (84 des 152 sont dans le lot).

On rejoint ici l’impasse à laquelle se trouve confrontées les instances de l’Etat français chargées d’incarner les signes apparents de la souveraineté. Elles ne sont plus que les auxiliaires d’un système où l’occupant est maître du jeu et se réserve de toute façon le rôle principal : la répression pour tout ce qui concerne la sécurité de ses troupes. Et pourtant, dans le domaine d’élection des cours martiales, à savoir les attentats contre les forces du maintien de l’ordre françaises, leur utilisation tous azimuts montre à quel point Vichy aura tenu jusqu’au bout exercer cette souveraineté réduite à une peau de chagrin. Leurs cibles seront aussi bien des individus isolés que des groupes francs urbains, des maquis (aux Glières, dans le Limousin notamment), voire des détenus résistants mutinés (à Eysses). Elles ont même fini par servir contre des détenus de droit commun lors de la répression de la mutinerie de la prison de la Santé en juillet 1944.

Un tel usage généralisé des cours martiales ne pouvait se faire qu’en relation étroite avec une propagande de plus en plus radicale contre la Résistance, là aussi dans la continuité de la lutte entamée dès 1940 par la Révolution nationale contre l’« anti-France » : les communistes, les juifs, les étrangers. Ceux-ci sont présentés comme le fer de lance des « terroristes », les autres résistants étant de toute façon assimilés à des « délinquants », voire des « bandits ».

Les cours martiales participent en ce sens d’une véritable stratégie de communication, qui néanmoins atteint vite ses limites dans un contexte où la bataille de la légitimité se joue aussi et surtout contre le Comité Français de Libération Nationale d’Alger, comme le montre notamment l’épisode des Glières. Parmi les maquisards arrêtés, beaucoup sont en effet fusillés dès leur arrestation. D’autres sont déférés en cour martiale à Annecy et Thonon-les-Bains pour masquer ces exactions et donner à la population l’image d’une répression efficace et « équitable » puisqu’ elle est assortie d’une procédure judiciaire. Mais un mois plus tard, en mai, une nouvelle série de prisonniers des Glières est jugée et fusillée, cette fois en représailles à la condamnation à mort, à Alger, du chef de la Phalange africaine, Christofini. Vichy a-t-il eu conscience d’aller trop loin en traitant comme des otages ses détenus ? Toujours est-il que l’exécution de 4 d’entre eux est suspendue.

On trouvera naturellement dans le livre de Virginie Sansico une description attentive et serrée des « parodies de justice » auxquelles se livraient les cours martiales et un bilan détaillé de leur action. Mais au-delà, il nous semble que le grand mérite de son livre est d’apporter une nouvelle preuve des liens consubstantiels qui relient clairement le « Vichy milicien » à une seule et même logique de répression, propre à l’Etat français de 1940 à 1944.

Bruno Leroux

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