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Chère Mademoiselle...Alice Ferrières et les enfants de Murat, 1941-1944


Patrick Cabanel
Paris, Edition Calmann-Lévy, 2010, 558 pages

Ce livre est un document exceptionnel sur le sauvetage des Juifs en France. Il comprend les lettres échangées entre Alice Murat, jeune professeur de mathématique au collège de Murat (Cantal), et les familles juives qu'elle a secourues - légalement puis illégalement à partir des rafles de 1942 -, les fiches qu'elle consacrait à chaque famille aidée ainsi que le journal tenu par elle en 1943-1944.  Un corpus aussi complet est extrêmement rare. Grâce au considérable travail d'édition critique de Patrick Cabanel et à son introduction lumineuse, il offre au lecteur contemporain l'occasion de plonger dans le quotidien riche et complexe des relations entre « sauveteurs », «sauvés » et population à l'échelle d'une petite ville auvergnate.

C'est le second statut des Juifs (juin 1941) qui pousse Alice Ferrières à s'engager, et à envoyer des colis à des familles juives plongées dans la détresse matérielle. Bien qu'on soit en zone non occupée, elle croit, tout comme certains de ses correspondants, que ce statut a été imposé à Vichy par les Allemands. La famille Axelrad est un exemple parmi d'autres de l'arbitraire ressenti alors par les Juifs : Franziska Axelrad, quoique non juive selon le 2e statut, est prise dans l'étau parce qu'elle s'est déjà déclarée antérieurement « de race juive » ; et son neveu Maurice ne comprend pas pourquoi la France le persécute, alors qu'il s'est engagé volontairement en 39 pour combattre Hitler. Le normalien Marcel Lob, exclu de l'enseignement se met à cultiver la terre et, plein d'une amertume compréhensible, refusera sa réintégration après la Libération. La crainte du contrôle postal conduit progressivement certains à utiliser un langage codé avec Alice, l'antisémitisme étant appelé « la maladie », les juifs arrêtés « les malades », le sauveteur « le docteur ». Métaphore frappante qui a peut-être influencé Camus dans son écriture de La Peste, note P. Cabanel, d'autant qu'il est venu soigner sa tuberculose en 1942 Chambon-sur-Lignon, région de refuge pour les enfants juifs.

Le journal d'Alice se révèle fondamental pour prendre la mesure des problèmes quotidiens que lui pose, à partir de janvier 1943, son activité clandestine : l'accueil, le placement puis le contrôle de l'hébergement d'enfants juifs étrangers et d'origine citadine dans des familles d'accueil paysannes. Des parents en visite trouvent leurs enfants mal nourris et les paysans avares. Des enfants trouvent ceux-ci « sales » ; certains, perturbés, doivent être changés de famille. Une mère arrivée avec sa fille et placée comme bonne ne peut tenir, sa «patronne » refusant de la laisser souffler dans la journée. Outre ces problèmes relationnels à résoudre, Alice héberge temporairement les nouveaux arrivés, paye les pensions, fait des tournées dans les familles d'accueil, organise des goûters pour les enfants et des cours d'instruction religieuse...tout ceci en plus de ses tâches d'enseignante. Elle n'est pas seule, bien sûr ; ne serait-ce que dans son école Mme Sagnier, la directrice, et sa jeune collègue Marthe Cambou (chez qui elle cachera ses papiers) sont aussi de la partie. Comme l'écrira à cette dernière Franceline Bloch, le plus rare pour les Juifs était « de trouver des personnes comme Mlle Ferrières et comme vous dont la bonne volonté soit permanente et prête à s'appliquer aux mille petits détails de la vie quotidienne ».

Les allées et venues chez Alice Ferrières, qui habitait la place centrale de Murat ne pouvaient passer inaperçues. En creux, se profile ainsi la question des rapports avec la population et la Résistance. Des gendarmes locaux, dont les filles sont ses élèves, la préviennent des contrôles ou des menaces de rafles. Mais quatre dénonciations la visent en deux ans...toutes interceptées par la Résistance. Avec celle-ci, les relations sont étroites mais complexes. Alice lit des journaux clandestins comme Témoignage Chrétien et des résistants lui apprennent dès 1942 à faire des faux papiers ; elle en fera bénéficier aussi bien des réfractaires au STO et des résistants que des Juifs. En retour, des maquisards lui fournissent des tickets d'alimentation. Ce qui ne l'empêche pas de refuser de distribuer la presse clandestine du Mouvement National contre le Racisme, de découcher par prudence le 11 novembre 1943, jour de manifestation patriotique à Murat, ainsi que dans la deuxième quinzaine de juin, au moment de la répression allemande contre le maquis du Mont-Mouchet. On perçoit ici la délicate co-existence entre actions de résistance différentes, avec des tensions qui culminent en août 1944 : les combats des maquisards provoquent des désaccords entre Alice et certaines de ses connaissances, dont Mme Sagnier.

Ce ne sont que quelques-uns des mille détails précieux dont fourmille ce livre, dont la richesse est à l'image du parcours et la personnalité de son personnage principal qui échappe à toute simplification : originaire de l'Hérault, elle « n'aime guère la mentalité auvergnate » (en tout cas au départ), qu'elle juge trop méfiante ; de culture protestante, elle est cependant incroyante et attachée à la laïcité. Son dévouement envers les Juifs ne l'empêche pas de juger durement certains de ses protégés, tout comme l'exaspèrent à l'été 44 tel chef FFI qui prétend vérifier sa carte d'identité ou tel « blanc-bec fort en gueule » vantant les Milices patriotiques... Bref, une Juste de chair et de sang et non une héroïne désincarnée.

Bruno Leroux