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L'abbé Jean Daligault. Un peintre dans les camps de la mort


Christian DORRIERE
Paris, Edition du Cerf, 2001

Voici un livre exemplaire sur le destin tragique d'un simple curé du Calvados, pionnier de la Résistance disparu dans en déportation après avoir réussi à nous transmettre un ensemble saisissant de dessins, peintures, modelages ou sculptures faits pendant sa captivité. L'auteur a mené une passionnante enquête sur Daligault, à travers le triple prisme des archives, des témoignages et des œuvres - actuellement réparties entre des collections privées et deux musées : le Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon et le Mémorial de Caen. En professeur d'arts plastiques qu'il est, Christian Dorrière brosse, par touches successives - sans jamais trop solliciter des sources encore très lacunaires - le portrait d'un prêtre totalement atypique, dont le sacerdoce et la seconde vocation artistique ont en quelque sorte fusionné au sein de l'horreur concentrationnaire.

Avant-guerre, les témoignages recueillis sur Jean Daligault comme vicaire (à Vire puis Trouville, et à nouveau en 1939 à Villerville) et comme abbé (à Olendon) convergent tous dans le même sens : c'est " une espèce de marginal, épris de liberté " dit le pharmacien Guéguan. Selon l'abbé Bruno, un de ses supérieurs hiérarchiques, Daligault est " illustre dans le diocèse par ses distractions et son manque de sens administratif ". Serait-ce donc par goût de la contemplation ?. Au contraire ! La voie sacerdotale semble avoir été, chez lui, le moyen de satisfaire un besoin incessant d'activité, une curiosité insatiable des hommes et du monde moderne.

Qu'on en juge : voilà un abbé assez bricoleur pour doter son église de Vire d'une crèche électrifiée, musicale et animée. A son usage personnel, il se fabrique également… une voiture (plus tard, ce sera un bateau). A Olendon, il introduit le cinéma parlant. Lui-même s'essaye à filmer ses paroissiens avec une caméra Pathé-Baby. Sportif, il n'hésite pas à paraître en maillot de bain - un prêtre, à l'époque !- au milieu des gamins du catéchisme à qui il donne des leçons de natation. Plus choquant encore pour certaines de ses ouailles : dans les années du Front Populaire, il fréquente les instituteurs laïcs, invite au bistrot les ouvriers qui distribuent des tracts devant l'église.

Cette ouverture d'esprit se traduit aussi par une " bougeotte " qui le fait voyager à Paris, en Bretagne, et pendant certains étés en Allemagne, en Espagne et en Angleterre. Mais là, on touche à ce qui est véritablement une seconde vocation : les arts plastiques. Abonné aux revues d'arts, visitant les musées partout où il peut aller, l'abbé Daligault pratique le dessin, la peinture et la sculpture avec une assiduité persistante. Il " croque " ses paroissiens sans relâche, dessine en voyage, ses œuvres sont exposées dans les salons régionaux. Cette vocation l'amène à fréquenter sans vergogne des artistes anticléricaux, à accueillir chez lui un jeune sculpteur allemand rencontré à Cologne, qui l'initie au modelage.

Devant toutes ces activités débordantes et dont certaines sentaient certainement le soufre, la hiérarchie diocésaine est déconcertée. On le serait à moins… Elle le nomme " prêtre habitué à Caen " de 1936 à 1939. Puis, elle lui redonne un poste de simple vicaire à Villerville. On ne peut pas dire que l'abbé Daligault se soit assagi entretemps : en 1937, il a profité de sa disponibilité pour effectuer un voyage de six mois aux Etats-Unis avec son frère !

C'est cet homme singulier dont l'énergie surabondante va trouver à s'employer presque logiquement dans les initiatives tous azimuths des pionniers de la résistance calvadossienne. Ouvertement moqueur à l'égard des soldats " verts-de-gris ", l'indépendant abbé ne supporte visiblement pas la présence physique de l'occupant. Il connaît bien l'Allemagne - et la langue allemande - et son antinazisme semble attesté, sans doute alimenté à la double source de sa foi chrétienne et de ses fréquentations des milieux artistiques allemands avant-guerre.

Avec une poignée d'amis de Villerville et de Caen, qu'il met en contact les uns avec les autres, il forme un cercle d'hommes résolus à faire quelque chose. Par chance, ils trouvent le contact dès l'automne 40 avec un groupe parisien lui-même en voie de constitution et qui cherche à étendre ses ramifications en province : " L'Armée Volontaire ". Sous cette appellation c'est, semble-t-il, un véritable mouvement qui se développe bientôt dans plusieurs régions de la zone occupée - mais sur lequel une étude scientifique complète manque encore. Les Calvadossiens en deviennent une des antennes provinciales : ils distribuent le journal clandestin " Pantagruel " imprimé à Paris et transmettent dans la capitale des renseignements sur le dispositif allemand sur la côte normande. Daligault semble assurer également la liaison entre le Calvados et Paris. Comme beaucoup de rebelles des débuts en zone occupée, le groupe du Calvados fait flèche de tout bois : il se livre aussi à des manifestations publiques (dépôts de gerbes) lors des fêtes nationales, au sabotage d'un garage de la Wehrmacht.

Malheureusement, l'homme qui les entraîne dans ces actions, un anglais installé avant-guerre à Caen et nommé John Hopper, est tout sauf un exemple de flegme britannique. A cause de ses imprudences répétées, Daligault et son groupe sont arrêtés en août 1941, sans avoir encore pu donner leur pleine mesure. Commence alors la période la plus émouvante de la vie de l'abbé. On le suit à la trace, à travers de faibles indices laissés par les archives allemandes et des témoignages: il est d'abord emmené à Paris, à la prison du Cherche-Midi et interrogé par l'Abwehr. Comme il simule la folie, on le transfère quelque temps à l'hôpital Sainte-Anne. A partir de juin 1942, l'occupant ne donne plus aucune nouvelle de lui à son frère René : c'est le signe qu'il est désormais classé " Nuit et Brouillard ". Daligault est voué au transfert en Allemagne, dans le cadre de cette procédure " NN " dont le but est d'occulter le sort des résistants qui risqueraient d'être érigés en martyrs par les populations de l'Europe de l'Ouest occupée.

C'est en octobre qu'il arrive à Hinzert, le terrible camp de transit réservé aux NN en attente de jugement. Là, tous les témoignages des rescapés concordent : Daligault ne se comporte pas comme un détenu ordinaire. Comme bien des autres, il perd vingt à trente kilos en quelques mois à cause des mauvais traitements continuels, de la faim, du froid, du travail, de la maladie (il contracte sans doute la tuberculose). Mais il refuse la tactique de survie dans l'anonymat adoptée par la plupart de ses camarades : " L'appel pouvait devenir interminable, pouvait durer jusqu'à deux heures. Dans les rangs, j'entendais Daligault qui disait : " Moi, ils m'emmerdent, je m'en vais " et il se dirigeait vers le baraquement comme pour aller se recoucher. " (p 114, témoignage de Serge Croix). D'autres fois, " au lieu de rester au garde-à-vous, il tournait sur lui-même ". Quoi d'étonnant si les divers supplices en usage au camp lui ont été infligés : bastonnade, garde-à-vous prolongé interminablement, enchaînement dos à dos avec un autre détenu, poignets et chevilles liées, par 20°C au-dessous de zéro…

Le docteur Chauvenet, un des médecins prisonniers totalement dévoués à la survie de leurs co-détenus, ne pouvait qu'être choqué par l'attitude de Daligault, cette affirmation désespérée d'un refus de compromis contre tout instinct de conservation.. Il parle de lui comme d'un " grave malade de l'esprit ". Mais il est vrai qu'il ne comprend pas davantage d'autres " fantaisies " (sic) auxquelles se livre continuellement l'abbé : sculptures avec des bouts de bois, peintures et dessins sur carton…C'est que Daligault y sacrifie son rôle de " médecin de l'âme ", assumé par les autres prêtres du camp : " Le soir, dans les baraquements, il arrivait que nous ayons un moment de répit. C'est là que nous avions l'occasion de parler un peu entre nous, que les fumeurs pouvaient tenter de sortir un mégot, que les croyants se groupaient autour de l'abbé Duret pour une furtive prière(…)Daligault, lui, dans l'allée des lits, en cachette, avec son charbon de bois, dessinait. " (tém. de Serge Groix).

Le choix de Daligault, c'est un autre homme d'église, Mgr Jost, un prélat luxembourgeois enfermé à Hinzert, qui l'a le mieux compris. Il voit dans l'abbé " un homme de haute spiritualité ". " Il priait aussi…avec son canif et son pinceau ". En fait, au camp comme dans les prisons qui se sont succédé ensuite, Jean Daligault, qui jusque-là ne se considérait pas comme un " vrai " peintre, avait rencontré la nécessité intérieure qui manquait à son art et le mettait au service de sa vocation de prêtre: la volonté de témoigner pour l'avenir, d'affirmer envers et contre tout la dignité de l'Homme.

Les œuvres qui nous sont parvenues, confiées à des co-détenus d'Hinzert puis à l'aumônier de la prison de Trèves, révèlent la profonde humanité, sinon la grandeur, de cet art né du plus profond de la misère physique. Ch. Dorrière détaille avec une grande précision ce qui fait leur force, en particulier la transfiguration des matériaux les plus humbles. Daligault transforme en support une planche de châlit, un papier d'emballage ou une feuille de journal solidifiée avec de la soupe et la chaux d'un mur ; les couleurs, il les extrait de la suie, d'une cloque de peinture, de la rouille d'une pelle à ordure, d'un savon. Il en tire des portraits ou autoportraits saisissants, des témoignages sur la vie du camp, des caricatures féroces de ses bourreaux. Le destin de l'abbé Daligault en Allemagne laisse encore la place à bien des incertitudes. Il est jugé par le Tribunal du Peuple à Trêves avec le groupe des Calvadossiens ; mais on ne trouve pas de trace de sa condamnation. Il est purement et simplement maintenu en prison jusqu'à son transfert in extremis à Dachau en avril 45, où il est immédiatement exécuté, la veille de l'arrivée des Américains. Souhaitons à Christian Dorrière de parvenir à enrichir encore son enquête sur un homme exceptionnel. D'ores et déjà, sa biographie lui rend pleinement justice.

Bruno Leroux
Directeur historique de la Fondation de la Résistance

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