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Eloge funèbre d’Abel Farnoux par Bernard Esambert

Actualité, Lun 1er septembre 2008

Abel, notre très cher Abel,

C'est donc à moi de prendre la parole en vertu d'un vieux complot à l'issue à la fois certaine et aléatoire, que nous espérions surtout ne pas avoir à honorer avant de nombreuses années.Car pourquoi es-tu parti si rapidement, tu avais encore tellement de raisons de vivre et tellement de choses à faire.

Une énergie dévorante au service de la liberté, de la dignité, de l'originalité et de la rébellion quand elles adossent de nobles causes, au mépris du quand dira-t-on qui te meurtrissait pourtant tant il est difficile de se soustraire au jugement des autres même injuste et caricatural et tu ne fus pas épargné : voilà ce que tu étais, un " mensch " comme on dit en Mitteleuropa que l'on ne pouvait un instant imaginer au repos, le courage quoiqu'il arrive et le pire fut parfois au rendez-vous.

Tellement de vies se ressourçaient en toi. A commencer par les plus proches, celles du quartier général de l'essentiel, ta famille que tu chérissais avec discrétion, Yvette Bernard, ta future épouse, la femme de ta vie que tu avais ramenée d'Auschwitz via Litomërice devenant ainsi " Lieutenant Liberty ", les chairs de ta chair, Sylviane, Jean-Guy, Agnès et leurs enfants. Ils étaient avec les miens le fond de nos conversations. Il y avait aussi tous ceux que l'aventure de ta vie t'avait fait connaître, apprécier, et qui formaient un cercle que seule la disparition pouvait rompre. Tous les ans, le quinze août, nous nous retrouvions à Brézéan sous l'autorité souveraine et bienveillante d'Yvette ou à d'autres occasions que tu suscitais en permanence, Edith, Jean-Claude, Didier, Jean-Pierre, Jean-Michel, Gérard, Jean-Paul, Corinne, Babette, Gladys et bien d'autres pour évoquer nos souvenirs et surtout nos projets d'avenir. Nous nous projetions en avant davantage que dans le passé qui mérite pourtant une évocation, celle d'une éducation catholique qui te fera aimer et servir ton prochain et lui pardonner beaucoup, d'un pragmatisme qui te fera préférer l'action aux longs discours quand elle vise à préserver des valeurs intégratrices de cultures différentes, en conséquence l'entrée dans la Résistance à 20 ans.

En 1942, je cite cet exemple tellement significatif, tu ne supporteras pas que les juifs étrangers soient raflés comme du bétail à Paris, capitale de la culture et de la tolérance, et avec les maigres moyens dont tu disposes, tu feras échapper à un sort certain une douzaine de jeunes garçons et filles.

L'arrestation, la torture, la déportation à Bruchenwald, ton échappée en avril 1945, ta promotion au rang de " first lieutnant " de l'armée américaine chargé de la gestion des prisonniers et déportés, ce qui te permettra avec ton inimitable accent anglais appris sur le tas d'en rapatrier un certain nombre dont celle, résistante comme toi, arrêtée, torturée, déportée à Auschwitz, qui partagera ta vie.

Puis le silence sur cette période par pudeur, une pudeur que je trouvais excessive, que tu rompais trop discrètement de temps en temps.

Tu m'avais appris à imiter une signature, ce dont je n'ai pas abusé, et à me contenter de quelques bribes que je gravais dans un coin de ma mémoire.

La liberté retrouvée, il y aura l'Afrique noire, le Maroc, l'Algérie, je galope mais comment évoquer autrement une vie qui fut une chevauchée, à rênes courtes quand l'objectif était fixé, parfois à rênes longues quand il s'agissait de laisser au destin le soin de fixer un nouvel horizon. En Algérie, ta sensibilité affinée par une jeune vie déjà tellement remplie t'avait fait condamner la torture et soupçonner combien certains étaient coupables de n'avoir pas su rapprocher deux cultures qui s'éloignent désormais ce qui nourrira les soupçons de quelques

ultras. Toujours cette lucidité sur une triste époque dont nous parlions parfois car je l'avais également vécue en tant que militaire puis jeune fonctionnaire. Histoire d'un échec qui nous laissait de douloureux souvenirs.

Puis il y aura l'Italie, Milan, Rome, Agnani, l'électronique et la télévision en couleurs vidéocolor,.... C'est sur l'autel du SECAM, le procédé français de télévision en couleurs, que nous ferons connaissance et nous ne nous quitterons plus. L'enjeu était celui d'une industrie européenne dans un domaine, la communication, où nous ne pouvions accepter d'imaginer nos enfants confinés à des rôles subalternes dans des compagnies étrangères. Le Secam, le tube à grille, pouvaient nous redonner une suprématie perdue ailleurs.

C'est à la tête de la filière électronique que tu poursuivras ce combat et plus tard aux Etats-Unis. Avant de rejoindre le cabinet d'un ministre des affaires européennes avec laquelle, pour suppléer à une quasi absence d'administration, et surtout pour bénéficier des idées d'hommes de terrain, de professionnels, de politiques modérés de tous les bords sauf dans leur tropisme

pour l'Europe et le rôle de la France dans l'Europe, vous créerez les groupes européens de  mobilisation, les GEM, que je serai chargé de coordonner.

Cette idée géniale mobilisera plus de mille cinq cents personnes au sein d'une quarantaine de groupes sectoriels puis régionaux et débouchera sur de nombreuses idées encore d'actualité aujourd'hui. Simone Veil, en particulier, acceptera de présider celui qui portait le beau titre de   " mieux vivre ensemble " sans aucune hésitation, me demandant simplement de lui trouver un rapporteur. Je n'aurai pas non plus d'hésitation à lui proposer en total accord avec toi une certaine Rachida Dati. Ces GEM, les premiers ministres qui succéderont à Edith Cresson ne souhaiteront pas les utiliser mais plutôt les recréer. " Not invented here ", disent les Anglo-Saxons. Aujourd'hui ils se perpétuent dans une association, l'AGEM, qui en regroupe les anciens membres. Il me faudrait aussi citer F.TEC et la SISIE faisant suite aux liens économiques noués à l'arraché entre l'ancienne RDA et la France après la chute du mur de Berlin. Une fois de plus, Edith et toi aviez vu juste. Après avoir brassé tant d'idées, de concepts, et surtout agi avec détermination dans tellement de domaines, on pouvait penser qu'une trêve s'imposait. Peut-être eût-elle lieu mais elle fut trop brève pour être perceptible.

Un nouveau dessein habitait notre hussard. Expliquer aux jeunes européens les valeurs de la Résistance, celles pour lesquelles tu avais combattu toute ta vie durant. Et le miracle se produisit. De jeunes lycéens et étudiants polonais, anglais, allemands, autrichiens, français se retrouvèrent périodiquement pour communier sur ces valeurs et les prolonger. Car les enfants sont la consolation du monde selon Camus ; ni anges ni monstres, ils ne sont pas coupables. Ainsi sont nés les Relais de la mémoire au sein de la Mémoire des Déportés et Résistants d'Europe présidée par Yvette Famoux. Simultanément un autre résistant, Serge Ravanel, expliquait la Résistance aux jeunes des banlieues dans des lycées et collèges désertés par leur proviseur et y rencontrait la même

ferveur que toi à Cracovie. Comme si les jeunes avaient besoin de s'identifier à des héros sur des idées-forces qui ont nom : liberté, dignité, démocratie ; qui leur apprennent à donner et à recevoir.

Abel, là où tu es, debout certainement comme tu as vécu, nous avons encore besoin de toi.Connaissant le prix de la liberté et de la paix, aide nous à conserver l'espoir et à t'être fidèle. 

B.E.